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"Qui n’a pas connu la France d’avant la Révolution ne sait pas ce que douceur de vivre veut dire"
Talleyrand (1754-1838)

Les "Trente Glorieuses", ces années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, auront permis un extraordinaire enrichissement des Européens. En France, une nouvelle classe moyenne s’est développée, avec la montée en puissance des "Cadres", managers et/ou ingénieurs, qui transformeront les habitudes de consommation, au point de permettre le succès à long terme d’une toute nouvelle Fédération Nationale d’Achat des Cadres (FNAC). A Monaco, le Prince Rainier III transformera le pays pour en faire un centre d’affaires d’importance internationale : il sera appelé le "Prince bâtisseur" pour le profond impact qu’il aura eu sur la Principauté.

En France, ce succès ne durera pas. Dès 1973, les réactions keynésiennes au premier choc pétrolier basculeront le pays dans la crise, puis, en 1981, le choc socialiste reproduira le désastre de 1936 (voir Amouroux, 2001), et le pays s’engagera dans une voie vers la pauvreté dont il n’est toujours pas sorti.

Monaco s’en sortira beaucoup mieux : la sauvegarde de son modèle social libéral lui permettra de continuer à se développer et même de surmonter les crises qui impacteront fortement ses voisins. Mais ce succès aura un coût : l’extraordinaire hausse des prix immobiliers, conséquence directe de l’attractivité croissante du pays, a rendu Monaco inaccessible à l’immense majorité, et l’économie du pays dépend de pendulaires venant de plus en plus loin.

Cette disparition de la classe moyenne ne se limite pas aux deux pays et elle est considérée comme une caractéristique des économies occidentales. Ainsi, Palacios et al. (2016) ont calculé qu’au Canada une famille moyenne dépense maintenant plus en taxes (42,4%) qu’elle ne le fait pour les nécessités de base que sont la nourriture, le logement et l’habillement pris ensemble (37,6%) ; en 1961, ces chiffres étaient respectivement 33,5% et 56,5%. Charles Dereeper (2016) parle de "guillotine des classes moyennes occidentales" et montre que seulement 8% des offres d’emploi aux USA s’adressent à la classe moyenne. Des critiques remarquent que cet appauvrissement s’auto-entretient : 1 Français sur 5 est maintenant en découvert à la fin de chaque mois (Piquet, 2016) et de plus en plus cherchent à limiter leurs dépenses grâce aux nouveaux comparateurs de prix, alors que, comme le remarque Nicolas Arpagian (Duperron, 2016) : "La culture du "pas cher" menace la classe moyenne".

L’âge d’or de l’humanité

Face à un tel tableau, on pourrait croire que le monde va de plus en plus mal et que l’écroulement économique nous attend. Mais il ne s’agit que de la moitié de l’histoire : il suffit d’élargir la vision pour avoir un point de vue inverse et comprendre que seuls les États Providence occidentaux vont dans le sens du déclin.

Les chiffres globaux montrent en effet que le monde va de mieux en mieux, et cela à un point jamais connu. Sur tous les critères essentiels, que ce soit le taux de pauvreté, la richesse des plus pauvres, la mortalité infantile, la santé, l’éducation, etc., les chiffres montrent une amélioration extraordinaire des conditions de vie. Les pays d’Europe de l’Est sont sortis du socialisme et sont maintenant plus riches qu’ils ne l’ont jamais été, la Chine s’est réveillée du communisme et est devenue une puissance économique mondiale. Si l’Occident a choisi de changer d’orientation économique, le reste du monde a compris que les principes qui avaient permis son développement pendant deux siècles sont exportables, et les applique avec succès : même l’Afrique se libéralise et sort de la pauvreté. Dans le monde entier une nouvelle classe moyenne se développe. Nous vivons l’âge d’or de l’humanité : jamais les humains n’ont aussi bien vécu.

La courbe en éléphant

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Ce contraste entre les pays est particulièrement visible dans les statistiques, comme le montre la célèbre "Courbe en élephant" de Lakner et Milanovic (2016) : la classe moyenne des pays émergents s’est fortement enrichie entre 1998 et 2008, tandis qu’elle ne s’est que peu développée, voire a souffert d’une croissance négative, dans les pays riches, où seuls les plus aisés ont vraiment été bénéficiaires (ils constituent la "trompe" de l’éléphant). Déjà, les membres des classes moyennes des pays émergents ont un niveau de vie proche de la moitié de celui des Occidentaux. La poursuite de l’évolution montrée par la courbe en éléphant signifie que bientôt les deux niveaux vont se rejoindre.

La Classe Moyenne occidentale va donc bien perdre en importance, mais ce sera au profit du développement d’une toute nouvelle classe moyenne mondiale, bien plus nombreuse et ayant un poids économique accru, quoiqu’à un niveau financier beaucoup plus faible que celui auquel sont encore habitués les Occidentaux.

L’avenir

Les conséquences de cette évolution sur les sociétés occidentales ne sont pas encore connues. Comme indiqué dans le dernier Billet Éco (n° 12, MBN 56), notre bonheur est surtout relatif : il dépend moins de ce que nous avons que de ce que nous voyons que les autres ont. Aussi, de nombreux commentateurs prédisent que l’appauvrissement de la classe moyenne occidentale et le retour à une société à deux niveaux provoqueront une hausse des tensions, avec risque d’explosion. Cependant, des études comme celles de Mesquida & Wiener (1996) ont montré que le coeficient de GINI (la principale mesure d’inégalité des revenus) est beaucoup moins prédicteur des conflits coalitionnels que le ratio démographique Hommes de moins de trente ans sur Hommes plus âgés. Les sociétés occidentales vieillissantes seraient donc naturellement moins à risque de sombrer dans le chaos.

Du côté des pays émergents, cette libéralisation aura bien sûr des conséquences beaucoup plus positives. L’enrichissement de la classe moyenne va permettre le développement de nouvelles opportunités, la diversification des talents et des innovations, une créativité accrue, et au global un âge d’or encore plus brillant que celui que nous connaissons déjà.

Cette formidable opportunité pourra bénéficier à tous. Il nous faudra développer les relations avec de nouvelles régions du monde, nous habituer à cibler ailleurs, transformer notre offre. Une plus grande clientèle promet plus de chances pour chacun : comme indiqué dans le Billet Éco 10 (MBN 54), les échanges sont des jeux à somme positive, qui enrichissent toutes les parties engagées. Nous ne serons plus plus riches que les autres, mais ça ne signifiera pas nécessairement que nous serons plus pauvres.

Le prochain Billet Éco montrera que, pour y parvenir, une profonde transformation du statut personnel de chacun sera nécessaire.

Philippe GOUILLOU

Références : Lakner & Milanovic (2016, doi: 10.1093/wber/lhv039) ; Mesquida & Wiener (1996, doi: 10.1016/0162-3095(96)00035-0) ; Palacios & al. (2016, Fraser Institute) ; Amouroux H. (Le Figaro, 16 mai 2001) ; Derepeer, Ch. (Contrepoints, 11 juillet 2016) ; Piquet, C. (L’Expansion, 13 septembre 2016) ; Duperron, A. (Express Live, 24 août 2016) ; Gouillou, P (2003-2014, ISBN: 978-2-8011-1739-2)

Image : D’après The American Prospect / Branko Milanovic

Sources