Avez-vous déjà été emporté par un troupeau de moutons au galop, Norman ?
Jean Raspail (1973)

Qu’est-ce qu’une information ?

Le Billet Éco 9 avait montré comment nous sommes rentrés dans « l’ère de l’information », et quelles en sont certaines des conséquences. Mais qu’est-ce que l’information ? Comment la définir ? Peut-on la quantifier ?

Pour le découvrir, comparez ces deux histoires célèbres :

  1. Vous arrivez à la Roulette du Casino de Monte Carlo le 18 août 1913 et décidez de parier sur le Noir, confiant d’avoir une chance sur deux de gagner. Mais vous apprenez que le Noir vient de sortir les 25 coups précédents. Devez-vous changer votre choix et jouer le Rouge ?
  2. Un présentateur de jeu télévisé vous propose de choisir votre gain entre 3 portes, en vous disant que derrière une seule d’entre elles se trouve une voiture, les deux autres cachant des chèvres. Vous désignez une porte. Le présentateur ne l’ouvre pas mais vous donne une deuxième chance : il ouvre une des deux autres portes, dévoilant ainsi qu’elle cachait une chèvre, et vous offre la possibilité soit de conserver votre choix d’origine, soit de changer. Devez-vous changer de porte ?

Dans la première (authentique) vous savez que les chances que le Noir sorte 26 fois sans interruption sont extraordinairement faibles : elles correspondent à celles de désigner au hasard un habitant de France et d’obtenir celui que vous cherchez (1/67 108 864). Aussi, comme beaucoup de joueurs de l’époque (au point que cette “erreur du parieur” est aussi appelée « sophisme de Monte Carlo »), vous serez tenté de changer votre choix, de jouer le rouge. Mais comment la roulette le saurait-elle ? Elle n’est pas influencée par son passé, sinon ce serait qu’elle est truquée. En réalité, le Rouge et le Noir ont toujours autant de chances de sortir au 26e coup qu’ils en avaient au 25e : une chance sur deux.

Le deuxième problème est très connu (sous le nom de « Monty Hall ») parce que Marilyn Vos Savant, mathématicienne réputée pour son QI de 228, avait reçu plus de 10 000 courriers de critiques, moqueries, et insultes, y compris de la part de mathématiciens reconnus, quand elle en avait publié la réponse (juste), qui est que vous avez intérêt à changer de choix. Il y a bien 2 fois plus de chances que la voiture soit derrière la porte que vous n’aviez pas choisie que derrière l’autre, vous devez changer. L’explication se trouve dans la restriction de la liberté du présentateur : dans 2/3 des cas, comme vous n’aviez pas choisi la bonne porte, il ne peut désigner que la seule qui ne cache pas la voiture.

Il existe beaucoup de problèmes de ce type. Leur intérêt est qu’ils permettent de définir l’information, et même de la quantifier : dans chacun, vous partez d’une probabilité simple, qu’une information supplémentaire vient, ou non, modifier. Ici, dans notre première histoire, apprendre la série préalable de Noirs ne vous avait pas apporté d’information, tandis que dans la seconde, le choix du présentateur vous en avait bien apporté.

Aussi on définit l’information comme ce qui réduit l’incertitude, ce qui augmente les probabilités, et on peut dès lors la quantifier. Une unité d’information est ce qui divise l’incertitude par deux (ce qui double la probabilité), l’information se compte en bits, exactement comme dans les ordinateurs.

Un exemple : vous devez aller chercher quelqu’un à l’aéroport, mais ne connaissez que le jour, pas l’heure, or vous voulez être présent à plus ou moins 15 minutes du moment de l’arrivée. Comme il y a 48 périodes de 30 minutes au cours d’une journée, votre probabilité d’arriver au bon moment au hasard est de 1/48. Mais vous apprenez que les avions n’atterrissent qu’entre 8h et 20h, soit un total de 24 périodes : cette information vous permet de réduire votre incertitude par 2 (vous passez de 1/48 à 1/24), en d’autres termes vous avez gagné 1 bit d’information.

Cette question de la définition de l’information a pris une importance particulière à propos des tests Covid–19. Ceux-ci ont été annoncés avec une fiabilité de 90% (sensibilité et spécificité), et beaucoup en ont compris qu’un résultat positif signifiait donc une probabilité de 90% de chances d’être contaminé, alors que dans une population où 1% de la population est malade (« prévalence »), elle n’est que de 8,33% (Gouillou, 2020), soit 1 chance sur 12 (si la prévalence était de 10%, alors un test positif aurait ici une probabilité de 1/2 de désigner une personne malade). Face à un tel résultat, beaucoup concluront que « les tests ne servent à rien » mais c’est très exagéré : l’incertitude a été divisée par 8,33, soit d’un peu plus de 3 bits d’information. Pour reprendre notre exemple de l’aéroport, avec un tel apport d’information la durée d’incertitude ne serait plus de 12 heures, mais de moins d’1h30, le progrès est notable.

La méta-communication

Cette définition quantitative semble bien éloignée de celle que nous utilisons au quotidien : peu d’entre nous quantifient l’information en bits (même si nous devrions : Lê, 2019), et la plupart du temps nous transmettons de l’information en la codant au travers du langage, codage qui semble extrêmement loin de toute précision mathématique. Mais il y a pourtant bien un lien très fort.

Des chercheurs (Pellegrino et al., 2012 ; Coupé & al., 2019) l’ont montré en comparant la vitesse d’une langue, mesurée en syllabes par seconde, avec la probabilité qu’une syllabe y soit suivie par une autre (ce qui revient à en mesurer le niveau de surprise, d’incertitude) et constaté que leur ratio est constant : les langues parlées plus rapidement ne transmettent pas plus d’information en un temps donné que les autres. Notre langage suit bien la règle mathématique de l’information, dans les limites de nos capacités cognitives.

Mais l’information mesurée ici n’est qu’une petite partie de celle transmise par le langage : la manière de le dire a parfois plus d’importance que l’information réellement transmise. C’est ce qui a permis le développement de la littérature. Par exemple la célèbre répétition d’André Siegfried « La Grande-Bretagne est une île entourée d’eau de toutes parts » apporte beaucoup plus que la simple information que la Grande-Bretagne est... une île.

Aussi la célèbre École de Palo Alto (Watzlawick et al., 1979) avait distingué deux niveaux dans tout discours : l’information et la communication sur la communication, la « métacommunication » (voir Lettre Neuromonaco 22). Ce méta-niveau peut généralement être résumé en « voilà comment je me vois » et l’interlocuteur peut soit accepter ce positionnement (communication « complémentaire »), soit le refuser (communication « symétrique ») avec risque de conflits, soit se retirer de la communication (« déni »). C’est-à-dire que cette métacommunication sert à gérer les deux forces les plus déterminantes de notre psychologie qui sont la recherche de dominance et la tendance à la conformité.

Bien sûr, l’importance relative de la métacommunication dépendra des circonstances et des personnes impliquées : un scientifique cherchera à la réduire au maximum pour être du côté information, à être le plus clair possible, quand un politique devra au contraire la maîtriser pour se positionner en concurrence des autres. Moins l’information a d’importance relativement à la relation, plus la métacommunication domine.

La Fenêtre d’Overton

Mais même si on reste au niveau de l’information pure, il y a dans chaque culture ce qu’on peut dire et ce qui est indicible.

L’ensemble des idées permissibles à un moment donné porte le nom de « Fenêtre d’Overton », du nom de son découvreur (Joseph P. Overton, 1960–2003) dans les années 1990. Elle correspond à une section, plus ou moins large, d’un axe opposant deux opinions extrêmes. Le Makinac Center l’illustre avec la prohibition de l’alcool aux débuts du XXe siècle aux USA : l’interdiction totale correspondait à un extrême qui n’est resté que provisoirement dans la Fenêtre d’Overton. Nous la retrouvons pour tous les sujets, et son contrôle est un élément essentiel du pouvoir : certains veulent même effacer de l’histoire les personnages ayant tenu des discours qui correspondaient à la Fenêtre d’Overton de leur époque mais ne rentrent plus dans celle que les censeurs veulent nous imposer maintenant. Or ce sont généralement les idées extrêmes qui la définissent, et le glissement de la Fenêtre d’Overton est même l’objectif (atteint) des attentats islamistes : petit à petit nous nous habituons à certains comportements et certaines situations, et sommes ainsi de plus en plus prêts à en accepter d’autres.

Mais pour ceux qui n’ont pas d’intérêt à se lancer dans le combat, il est maintenant conseillé de n’être qu’un Robinet d’eau tiède (Neuromonaco 10) qui répète les phrases les plus convenues, c’est-à-dire les moins porteuses d’information au sens où nous l’avons définie (elles ne font que prouver sa soumission à la conformité du moment). C’est ce que font de plus en plus les politiciens pour assurer leur élection, et le « bullshit » (langage pseudo-profond négativement corrélé au QI) domine les débats.

Le problème est que cette évolution destructrice est renforcée par des biais cognitifs (voir Billet Éco 23) qui nous font accorder du crédit, et de la confiance, à ceux qui paraissent les plus sûrs d’eux, indépendamment des conséquences : un scientifique compétent a moins de chances d’être écouté qu’un pervers narcissique plus ou moins ignare. Et même l’éducation va dans ce sens : « C’est le plus intelligent qui cède », répétait-on aux enfants pour tenter de résoudre leurs conflits, en donnant de fait systématiquement la victoire aux intolérants. Et ce ne sont pas les seuls facteurs qui favorisent les opinions extrêmes. Dans les situations où appartenir à un groupe est important, clamer les opinions les plus absurdes, les plus ridicules, est un moyen fiable de prouver sa soumission, et donc la confiance qu’on mérite (Gouillou, 2020).

Nassim Nicholas Taleb (2018) l’avait montré par une petite histoire : si un d’entre vous a une exigence alimentaire, qu’elle soit religieuse ou sanitaire, et que les autres n’en ont pas, vous vous retrouverez tous à manger ce que cet individu unique vous aura imposé. Cette « dictature des petites minorités » qui fait que « le plus intolérant gagne » (Taleb, 2016) est ici anodine, mais elle se retrouve dans toutes les décisions, y compris les plus impliquantes.

Propagande, Censure, et Novlangue

Ces dernières années, et plus encore depuis la pandémie de la Covid–19, auront montré une très forte croissance de l’utilisation de la propagande et de la censure de l’information, que ce soit dans un but électoral, ou tout simplement par certitude de détenir « le bien » qui doit être imposé aux autres. Si l’information est de plus en plus le fondement de notre société, elle est aussi et surtout de plus en plus contrôlée, manipulée, censurée, c'est-à-dire niée.

Dans le même temps, la facilitation de la vie permise par les avancées technologiques a eu pour effet d’augmenter l’importance relative de la métacommunication : l’information en elle-même pèse de moins en moins face à qui la diffuse, et à quel point il apparaît convaincu de ce qu’il raconte. Les techniques de communication sont de plus en plus manipulatoires, au point qu’il est maintenant conseillé d’affirmer exactement l’inverse de la réalité pour marquer sa dominance (Gouillou, 2018). Sur des sujets d’importance majeure, une novlangue est imposée, et elle change fréquemment au rythme de la Fenêtre d’Overton, or chacun se doit de la suivre scrupuleusement pour ne pas être « cancelled » (effacé). La montée des « identités » (voir Billet Éco 24) s’oppose frontalement à ce qui a caractérisé l’Occident et bâti son succès. Le monde dans lequel nous nous jetons aurait paru inimaginable à nos parents, et ne peut se comparer qu’à la Révolution Culturelle en Chine (1966s).

Mais, grâce à ses spécificités, la Principauté a la chance de pouvoir résister à cette évolution mortifère. Elle bénéficie en effet de sa culture particulière, celle-là même qui a permis la réussite du pays. C’est ce qu’indiquait déjà le Billet Éco 3 il y a 7 ans :

« Un des éléments clés du succès de Monaco est donc cette alliance particulière entre sa forte diversité et sa culture à fort contexte. La première apporte la richesse des expériences différentes, mais c’est l’affirmation de la seconde qui crée le sentiment de communauté et la cohésion nécessaires à la réussite. »

C’est en continuant de promouvoir sa culture que le pays pourra s’éviter les désastres annoncés.

Philippe GOUILLOU

Références : Billets Eco 3, 9, 15, 23, et 24 ; Coupé, C. et al (2019, doi : 10.1126/sciadv.aaw2594) ; Gouillou, P. (8 août 2018 ; 22 mai 2020) ; Johnson C.E. (juillet 1994) ; Lê (19 août 2019) ; Pellegrino et al. (octobre 2012) ; Raspail, J. (1973, 2011, ISBN : 978–2–221–12396–6) ; Watzlawick et al. (1979, ISBN : 978–2020052207)*

Image : Frédérique PANASSAC. Licence BY-NC-SA 2.0

Références

Billets Eco :

Coupé, C., Oh, Y., Dediu, D., & Pellegrino, F. (2019). Different languages, similar encoding efficiency: Comparable information rates across the human communicative niche. Science Advances, 5, eaaw2594 doi:10.1126/sciadv.aaw2594

Gouillou, P. (2018) Communication de crise (update). Evoweb. Mercredi 8 août 2018

COVID-19 : quelle est la validité des tests ?. Philippe Gouillou. Evopsy. 22 mai 2020 (MàJ : 10 mars 2021)

Johnson, C.E. (1994). The 7%, 38%, 55% Myth Anchor Point, July 1994.

Lê Nguyên Hoang (2019). Maîtrisez l'intuition bayésienne !! Science4All - Youtube. 19 août 2019

Pellegrino, F., Coupé, C., & Marsico, E. (2012). Les langues du monde : un même débit d’information. Pour La Science, (420 Oct.)

Raspail, J. (1973). Le Camp des Saints (Ed. 2011). Robert Laffont. ISBN:978-2-221-12396-6

Watzlawick, P., Beavin, H. J., & Jackson, D. D. (1979). Une logique de la communication (p. 280). ISBN:978-2020052207