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L’importance! Monsieur, n’est-ce rien ? Le respect des sots, l’ébahissement des enfants, l’envie des riches, le mépris du sage.
Barnave (cité par Stendhal, “Le Rouge et le Noir“)

Quel sera le sens de la vie quand les robots auront remplacés tous les emplois ?

Au début il n’y a rien : la pauvreté est le point de départ. Il faut chasser ou cueillir, c’est-à-dire travailler, pour se nourrir et utiliser les matériaux naturels directement disponibles pour se loger et se couvrir. Selon le climat et les possibilités de chasse et/ou de cueillette, les pressions sélectives sont différentes mais la force et la résistance physiques restent les principaux critères de dominance (voir Neuromonaco 39).

Puis, après des dizaines de milliers d’années, l’apparition de l’agriculture permet la constitution de cités. Grâce à l’augmentation de valeur induite par les échanges (ce sont des jeux à somme positive : voir Billet Éco n° 10), le travail change et se diversifie : chacun peut se spécialiser sur un métier, de plus en plus de besoins sont couverts, et les hiérarchies prennent de l’importance suivant de nouveaux critères de dominance. Mais la hausse des maladies et la limitation des ressources (Trappe malthusienne : la population s’accroit jusqu’à ce qu’elle épuise toutes les ressources disponibles, les famines sont récurrentes) provoquent une chute brutale de l’espérance de vie qui ne reviendra à son niveau d’avant qu’au milieu du XIX°, et alors seulement en Angleterre. Jared Diamond (1987) qualifiera le développement de l’agriculture de « plus grande erreur de l’épopée humaine » et encore aujourd’hui il est difficile d’expliquer pourquoi les humains ont accepté de quitter le paradis terrestre pour un nouveau monde de contraintes et de difficultés.

Il faut en effet attendre la Révolution Industrielle, à partir du milieu du XVIII° siècle, pour que l’humanité puisse retrouver son niveau de santé d’avant l’agriculture, mais cela au prix d’encore plus de contraintes. La gestion de la mise en commun du capital impose une nouvelle organisation du travail au sein de sociétés pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers de salariés. L’importance de la hiérarchie s’accroît encore, quoique sur de nouveaux critères : la force musculaire étant rendue obsolète par les machines, un secteur tertiaire, plus intellectuel, se développe. Le monde industrialisé voit l’essor d’une nouvelle classe moyenne qui, contrairement à ce qui était la norme auparavant, peut provenir des classes inférieures et ne plus être simplement constituée d’anciens riches en voie de paupérisation (Clark, 2009). Au niveau politique, l’industrialisation entraîne la montée en puissance de visions collectivistes basées sur le métier, où l’individu n’existe plus qu’au travers du groupe (la « classe ») auquel il appartient de par sa profession. Et, à partir des débuts du XX° siècle et surtout à partir de 1945, l’Etatisme se développe au point que l’Etat prend maintenant en charge une grande partie du rôle traditionnel de l’homme en s’accaparant dans les pays occidentaux jusqu’aux deux-tiers des richesses produites et en transférant une partie de l’argent collecté des hommes aux femmes (Aziz et al., 2013).

La troisième révolution, celle de l’informatique, n’a pas seulement accéléré les évolutions en cours, mais a aussi permis un retour de l’individualisme. De nouvelles inventions majeures, ayant un impact sur le monde entier, peuvent être créées par des individus seuls, ou presque, sans le besoin de mise en commun du capital qui avait été le socle de la révolution industrielle. L’essor d’Internet a aussi remis en cause un fondement historique des échanges : les places de marché ne sont plus physiques, mais virtuelles. C’est à ce niveau que se situe l’impact de l’ »Ubérisation » : les plateformes Internet à forte fréquentation sont devenues les centres névralgiques du commerce (voir Billet Éco 8). Au niveau social, le secteur tertiaire est devenu le plus côté, et les critères de dominance ont changé : les « Geeks » et « Nerds », auparavant moqués et dénigrés, sont devenus les maîtres du monde.

Nous en sommes là maintenant. Toute l’histoire de l’humanité s’est construite autour du travail qui ne nous a pas seulement permis de construire notre environnement, il nous a aussi profondément façonnés en déterminant les critères de dominance et l’importance des hiérarchies. Le problème est que la quatrième révolution, celle de l’intelligence artificielle, est annoncée devoir tout changer : il nous est promis un nouveau monde où, pour la toute première fois, nous n’aurons plus à travailler pour contrôler les ressources dont nous avons besoin. Or nous n’y sommes pas prêts : même si l’évolution génétique s’est accélérée (Hawks et al., 2007), elle n’a pas pu avoir le temps de nous adapter. Nous arrivons à l’Age des Robots avec, pour une grande part, les mêmes programmes que ceux qui ont permis à nos ancêtres de survivre à l’Age de Pierre, et ceux-ci sont liés au travail. Comment supporterons-nous d’être remplacés par des machines ?

Une nouvelle forme de capitalisme

La Jobocalypse (voir Billet Éco 6) annoncée par le développement de l’Intelligence Artificielle n’est bien sûr pas encore certaine : le futurologue Ray Kurzweil lui-même croit que de nouveaux emplois réservés aux humains se développeront, qu’il nous restera quelque chose d’unique, que les robots ne nous remplaceront pas partout. Mais des évolutions récentes laissent penser que le découplage de l’accès aux ressources et du travail est encore plus proche qu’on le croit : le développement de la “blockchain” va en effet totalement transformer la manière dont nous accédons aux services, à qui ils appartiennent, et cela d’une manière totalement imprévue.

La blockchain est un fichier informatique présent sur chaque ordinateur relié à un réseau en pair à pair (« P2P » : aucun noeud central ne contrôle le réseau) qui permet de prouver des transactions en en conservant l’historique crypté de manière décentralisée. L’avantage de la blockchain est qu’elle supporte des applications totalement automatiques (les “DAO” : Organisations Autonomes Décentralisées). L’autonomie et l’indestructibilité des DAOs en font des machines parfaites : une fois activés, ils fonctionnent indéfiniment à l’abri de toute manipulation humaine. Le premier DAO à grand succès est le Bitcoin créé en 2009 : une monnaie totalement indépendante des banques centrales et des pouvoirs politiques qui pèse déjà plus de 10 milliards de dollars et est de plus en plus reconnue par les banques officielles. Mais la blockchain permet beaucoup plus qu’être un livre de comptes très avancé : le 25 janvier 2014, Vitalik Buterin a annoncé Ethereum, un DAO qui permet de supporter d’autres DAO. C’est ce que Jean-Paul Delahaye (2016) appelle un « Ordinateur-monde » : un environnement sécurisé qui permet de créer tout un nouveau monde. Aujourd’hui, Ether, la monnaie d’Ethereum, pèse déjà un milliard de dollars (Delahaye, 2016).

Il est attendu que ces DAO permettront vraiment au nouveau secteur de “l’économie du partage” de se développer. En effet, celle-ci, en permettant à chacun de louer ses biens et d’ainsi concurrencer les entreprises établies, augmente la valeur de la propriété : c’est celui qui possède un bien intéressant qui peut en mutualiser les coûts, voire y gagner un profit, en le mettant en location. Or la propriété demande encore aujourd’hui le suivi de procédures lourdes pour être garantie. La blockchain, de par sa sécurité, permettra leur automatisation complète : des DAOs remplaceront tous les intermédiaires que nous connaissons encore aujourd’hui, et cela en apportant une sécurité et un niveau de preuve supérieurs à ceux actuels.

Cette révolution permettra le développement d’une nouvelle forme de capitalisme. L’idée est qu’en facilitant la gestion de la propriété, la blockchain facilitera aussi son partage. Il sera facile d’acheter en commun un véhicule et de le mettre en location pour en tirer un revenu. De même que vous pouvez acheter des actions d’une entreprise, vous pourrez bientôt acheter des parts d’un bien mis en location. C’est un saut de niveau : ce que la Bourse a fait pour les entreprises, la blockchain le fera pour les produits. Plus nous louerons des services au lieu d’acheter des biens matériels, plus la propriété de ces derniers aura de l’importance, mais en même temps plus nous aurons tous la possibilité de faire partie des propriétaires. De plus en plus d’entre nous tirerons une partie, ou la totalité, de nos revenus de ce nouveau marché. Tout pourra être proposé à la location et la gestion en sera totalement automatique : ce ne sera plus notre travail qui nous apportera nos moyens de subsistances, mais des programmes autonomes. Nous serons tous entrepreneurs, mais n’aurons comme employés que des robots.

Un nouveau statut

La technologie est déjà là et les outils sont en cours d’installation : nous ne parlons pas d’une évolution à long terme, dépendante de l’avancement de la recherche, mais d’une réalité existante, à laquelle nous devons déjà commencer à nous adapter. Il y aura bien sûr des résistances mais, comme les pays qui ont cherché à retarder le développement d’Internet il y a 20 ans le paient encore (Gouillou, 2003), ceux qui freineront l’essor des DAO en souffriront.

Toutes les conséquences de cette révolution ne sont bien sûr pas encore imaginées. La non-localisation de la blockchain posera de nouvelles questions : puisque le principe du pair à pair est que les fichiers sont présents sur tous les ordinateurs, aucun pays ne pourra affirmer la propriété des DAOs. Comment géreront-ils cette transnationalité absolue ?

Une des conséquence doit cependant être préparée dès maintenant : la distinction personne morale vs. personne physique ne sera plus d’actualité. Le statut de chacun sera profondément transformé : puisque tout individu pourra concurrencer toute société, il devra être considéré comme une société lui-même. Tout le système fiscal et social sera remis à plat.

La Principauté, dont l’économie est caractérisée par le grand nombre de ses salariés résidant en dehors de son territoire, devra y être particulièrement attentive.

Philippe Gouillou

Références : Aziz et al. (2013, Victoria University of Wellington, NZ) ; Clark (2009, ISBN: 978-0691141282) ; Delahaye (2016, Pour la science n°469), Diamond (1987, Discover Magazine) Frost (2014, doi:10.4236/aa.2014.42011), Gouillou (2003, Evoweb.net 31-10-03) ; Gouillou (2014, ISBN:978-2-8011-1739-2), Hawks et al. (2007, doi:10.1073/pnas.0707650104) ; Lettre Neuromonaco 39, Billets Eco 6 (MBN 50), 8 (MBN 52), 10 (MBN 54) et 13 (MBN 57).

Sources

Photo : Todd Quackenbush – Licence CC-BY