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Tout au long de l’histoire, la pauvreté est la condition normale de l’homme. Les progrès qui permettent de dépasser cette norme — ici et là, de temps en temps — sont le fait d’une infime minorité, souvent méprisée, souvent condamnée et presque toujours combattue par tous les bien-pensants. Chaque fois que cette infime minorité est empêchée de créer, ou (comme cela arrive parfois) est chassée de la société, le peuple retombe dans une pauvreté abjecte. C’est ce qu’on appelle la “malchance”.
Robert A. Heinlein (1973) - Time Enough For Love

Le gagnant de la seconde guerre mondiale, en réalité, ce ne furent pas les alliés mais la théorisation et la mise en place d’états collectivistes et coercitifs à grande échelle, que ce soit sous la forme du communisme ou d’États Providence de diverses sortes.
Michael E. Kreca (2010)

LA SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION

Nous vivons dans une société que beaucoup adorent détester et conspuer : la “Société de consommation”. Elle est la fille directe d’un des événements les plus marquants de notre histoire, la Révolution Industrielle, qui a provoqué assez rapidement un extraordinaire enrichissement global, et a surtout permis de sortir par le haut de la “Trappe Malthusienne” : l’augmentation des ressources disponibles n’est depuis plus systématiquement réduite à néant par une augmentation de la population mais, au contraire, cette dernière soutient dorénavant l’enrichissement.

Lemin Wu (2015) explique ce miracle par la distinction de deux types de produits : ceux de subsistance, nécessaires à la survie et à la reproduction, et ceux de luxe, accessoires. Il s’agit d’une classification floue, selon les circonstances le même produit ne sera pas toujours classé dans la même catégorie, mais l’idée est là. Or, si l’économie est suffisamment libre, il y a un biais en faveur des produits de luxe (que Wu explique par la compétition sexuelle : p. 16), et c’est lui qui augmente les standards de vie de la société. Ainsi (p. 3) :

Les Romains étaient riches non pas parce que le progrès technologique a temporairement dépassé la croissance démographique - comme le prétend la théorie malthusienne traditionnelle - mais parce que Rome disposait d’un système juridique favorable aux entreprises et d’une économie de marché active. Des tribunaux et des marchés qui fonctionnent bien stimulent davantage l’industrie que l’agriculture, ce qui oriente la structure de production vers le luxe et augmente ainsi le niveau de vie moyen de l’ensemble de la société.

En effet, comme nous l’avons déjà vu (Billet Éco 10, Base Éco 6), les échanges économiques sont des jeux à somme non nulle, où les deux parties gagnent. Ce sont les échanges libres qui créent la valeur, aussi la société de consommation, en multipliant les produits non nécessaires, fait l’enrichissement de tous. La compétition sexuelle ne fait pas que transformer un paradis en enfer, c’est elle qui crée le paradis.

Mais si la société de consommation permet un meilleur niveau de vie général, pourquoi est-elle autant haïe ?

L’AXE DU CONTRÔLE

Thomas Sowell (1987, 2007) distingue deux grandes visions de l’humanité qui se retrouvent tout au long de l’histoire. Pour certains, l’homme est naturellement bon et rendu mauvais par son environnement, ou tout du moins est très fortement malléable par les circonstances. Pour eux, qui ont une vision “non-contrainte” (“unconstrained”), il suffit donc de créer un monde idéal pour que les problèmes sociaux soient résolus, et que chacun puisse vivre en harmonie avec ses voisins. Les autres apparaissent nettement moins optimistes : de par leur vision “contrainte” (“constrained”), ils croient en une nature humaine que l’environnement ne pourra pas toujours changer. Pour eux, donc, il n’existe pas de solution, on ne peut trouver que des compromis, que faire des arbitrages.

Certains retrouveront dans cette opposition Rousseau contre Locke, mais, au-delà des débats philosophiques, elle distingue bien les deux orientations politiques principales. Or, si celles-ci sont très marquées biologiquement (Neuromonaco 93, Kanai et al., 2011), elles ne sont pas totalement préprogrammées. L’actualité récente nous en a donné plusieurs exemples : Kisin (2023) a noté que beaucoup ont basculé du côté vision non-contrainte à vision contrainte après encore un autre pogrom atroce le 7 octobre 2023 (rappel historique : Albert Londres, 1930, p. 295–297), Geert Wilders (l’auteur du film Fitna (2008), voir aussi la traduction du discours qu’il avait prévu de donner à Londres : Wilders, 2009) a créé la surprise en remportant les élections législatives néerlandaises de novembre 2023, et le Libertarien Javier Milei a gagné la Présidentielle Argentine.

Aussi les modèles les plus utilisés en segmentation politique (voir Gouillou, 2003) ajoutent à l’axe “Gauche — Droite”, qui se rapproche de celui de Thomas Sowell, un axe “Autoritaire — Libertarien”, qui se rapproche de l’Axe psychologique du Contrôle (voir : Neuromonaco 31). On remarquera que, selon ces modèles, l’Intelligence Artificielle d’Open AI (ChatGPT), est encore plus à Gauche que celle du Parti Communiste Chinois (DeepSeek, Rozado, 2023a), que celle de X (Grok) en est aussi très proche (Rozado, 2023b), et que “L’Amérique Latine a complété le système” (Devcroix, 2023) :

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Les modèles de segmentation par axes offrent l’avantage de distinguer les nuances. En situation normale dans un pays libre, chacun pourra évoluer sur ces axes en fonction des circonstances, et on ne trouve en fait que peu d’extrémistes. Bien sûr, qu’une crise se déclenche et il y aura un phénomène de “cristallisation” : chacun devra choisir son camp et le montrer, et à ce jeu il est prudent de choisir le côté de ceux qui paraissent le plus à même de l’emporter (Gouillou, 2004), surtout dans les sociétés polygynes (Gouillou, 2019).

Mais ces modèles sont trompeurs, voire mensongers : ils présentent comme perpendiculaires des axes qui ne sont pas orthogonaux. On ne peut pas être pour plus de collectivisme et moins de contrôle étatique : restreindre les échanges libres implique nécessairement de mettre en place une coercition suffisante pour y parvenir. Si vous êtes persuadé que le monde ne connait le mal qu’à cause de la société (vision non-contrainte), vous ne pouvez tolérer que certains aient un avis différent, vous devez utiliser la force de l’État pour imposer vos “lendemains qui chantent”. Dans le monde réel le graphique ne ressemble pas à la jolie croix ci-dessus, mais beaucoup plus à un X lourdement écrasé dont les extrémités sont proches.

En conséquence, chaque tentative de sortir du modèle, de trouver une nouvelle solution, n’a pas seulement impliqué l’invention d’un troisième axe, mais aussi et surtout entrainé un positionnement très accentué du côté Contrôle : la Troisième voie est toujours totalitaire.

Quelques exemples historiques en sont célèbres. Adolf Hitler, après avoir affirmé un positionnement très marqué sur l’axe Socialisme — Capitalisme (12 Avril 1922 : “Nous ne combattons pas le capitalisme juif ou le capitalisme chrétien, nous combattons le capitalisme en tant que tel” ; 1er mai 1927 : “Nous sommes socialistes, nous sommes les ennemis du système économique capitaliste (...) et nous sommes tous déterminés à détruire ce système coûte que coûte”), et donc sur l’Axe du Contrôle Étatisme — Libertarianisme, y a rajouté la dimension nationaliste et raciste, c’est-à-dire un troisième axe. À la même époque, Benito Mussolini n’a pu tenter de rapprocher les extrêmes Étatisme et Capitalisme qu’en renforçant la dictature : “Le fascisme devrait plutôt être appelé corporatisme, car il s’agit d’une fusion du pouvoir de l’État et de celui des entreprises”. Et au temps présent, le “Wokisme” (voir Billet Éco 33), une version évoluée (au sens évolutionniste) du Marxisme (Lindsay, 2023) qui a pris le pouvoir dans les Universités américaines, justifie par un axe Oppresseurs — Victimes (défini surtout racialement) un contrôle totalitaire des pensées de chacun.

Aussi quand, en mai dernier, la Présidente de la Commission Européenne Ursula von der Leyen a annoncé à la “Beyond Growth 2023 Conference” (Leyen, 2023) une “économie de marché sociale” (“Social Market Economy”) qui ne serait pas orientée vers la croissance économique, mais vers le “développement humain” (quoi que cela signifie), c’est-à-dire un troisième axe (comme le confirme son affirmation “nous choisissons d’explorer de nouveaux territoires”), beaucoup ont compris que cela signifiait un très net renforcement sur l’Axe du Contrôle.

INFLATION NORMATIVE

Le problème n’est pas le chef, mais la recette.
Javier Milei - 20 décembre 2023

Mais le plus souvent, cette évolution vers la Troisième voie n’est pas du fait d’un diktat des dirigeants, élus ou non, ni de Gardes Rouges Maoïstes remis à la mode, mais se réalise progressivement (“progressistement”) au travers du processus naturel de croissance des législations et des normes contraignantes. Même si les Constitutions occidentales, qui sont basées sur les idées des Lumières, avaient spécifiquement pour but de restreindre le pouvoir de l’État, celui-ci a, dans la plupart des pays, progressivement rogné la liberté économique des habitants, c’est-à-dire l’ensemble de leurs libertés (Base Éco 18).

Beaucoup s’en moquent (exemple : “On n’a jamais vu un tel chef d’œuvre de complexité. C’est le Michel-Ange de la bureaucratie. Les fonctionnaires créent des normes. Les normes créent des fonctionnaires. C’est ce qu’on appelle le mouvement perpétuel...”, Lenglet, 2023), mais l’inquiétude est profonde. L’inflation normative n’est certes pas récente (en France, tout le programme du Parti Communiste à la Présidentielle de 1981 était déjà appliqué en 2014 : h16, 2014, Gouillou, 2015), mais elle ne fait que s’accélérer.

C’est que, rien qu’en cherchant à améliorer en permanence l’environnement légal, à protéger chacun, à encadrer le mieux possible les moindres transactions de notre vie quotidienne, les législateurs renforcent la mainmise de l’État sur l’économie et réduisent la liberté individuelle, c’est-à-dire qu’ils nous font déraper progressivement sur l’axe Étatisme — Capitalisme, et donc sur l’axe du contrôle.

Certes, dans plusieurs pays des retours en arrière ont été mis en place, avec des effets économiques positifs souvent spectaculaires. On peut citer le Royaume-Uni en 1978 avec Margaret Thatcher, la France en 1986 avec Jacques Chirac, et les USA en 1981 avec Ronald Reagan et en 2016 avec Donald Trump. Mais ces efforts réussis n’ont été que provisoires : quiconque s’engage dans cette voie a la Presse contre lui (Base Éco 8) et les vieux démons finissent toujours par resurgir. En Argentine, Javier Milei a, huit jours après son investiture, résilié 330 décrets pour libérer l’économie et donc les citoyens : déjà la Presse le présente comme un dictateur d’extrême droite (L’Express, 2023).

LE DOIGT DANS L’ENGRENAGE

Tous les pays n’en sont heureusement pas au niveau de l’Argentine, même si elle semblait montrer la voie à beaucoup. Monaco, notamment, n’a pas encore mis le doigt dans l’engrenage progressiste, ce qui lui permet d’être un pays riche. Mais la tentation est là. On entend souvent évoquer l’idée de nouvelles législations qui viendraient « améliorer » telle ou telle situation en ne rajoutant, on nous promet, que des « contraintes supportables », et parfois même elles sont justifiées par des éléments de langage marxistes (Base Éco 7), ce qui revient à remettre en question l’existence même du pays.

Un vieux proverbe affirmait que “Le mieux est l’ennemi du bien”. À l’heure de “l’excellence” obligatoirement vantée et affichée, il peut paraître contre-productif. Mais au niveau des lois et des normes, il faut toujours se rappeler que tout ce qui a un effet a des effets secondaires (“Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas” : Base Éco 1), et que ceux-ci sont souvent destructeurs.

Philippe Gouillou

Références : Bases Éco : 1 (MBN 71, juillet 2020), 6 (MBN 73, janvier 2021), 7 (MBN 74, avril 2021), 8 (MBN 74, avril 2021), 18 (MBN 79, juillet 2022) ; Billets Éco : 10 (MBN 54, décembre 2015), 30 (MBN 75, juillet 2021), 33 (MBN 78, avril 2022) ; Gouillou : 2 décembre 2003, 21 mai 2004, 1er janvier 2015, 7 août 2019 ; h16 : 1er avril 2014 ; Kanai et al. : 2011, doi : 10.1016/j.cub.2011.03.017 ; Kisin : 31 octobre 2023 ; Kreca : 8 mai 2010 ; L’Express : 21 décembre 2023 ; Lenglet : 19 novembre 2023 ; Leyen : 15 mai 2023 ; Lindsay : 10 avril 2023 : Traduction ; Londres : 1930, p. 295–297 ; Milei, Javier : 20 décembre 2023 ; Neuromonaco : Lettre 31 (28 juin 2012), Lettre 93 (2 décembre 2013) ; Rozado : 2023a : doi : 10.3390/socsci12030148, 2023b : 9 décembre 2023 ; Sowell : 1987, 2007, ISBN : 978–0–465–00205–4 ; Wilders : 2008, 2009 ; Wu : 2015, doi : 10.13140/RG.2.1.5065.9688

_Images : Route du désert vers Cox Gassi, Sud Est du désert Algerien, au grand erg oriental, 4 janvier 2015. Reda Kerbouche. Wikimedia. Licence CC-BY-SA 3.0 ; Quadrant politique Amérique du Sud : Devcroix (@deverbol), X, 20 novembre 2023_

Références