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“Il y a encore des gens qui n’ont pas compris que ChatGPT devient plus créatif que nous
Le choc va être violent”
Dr Laurent Alexandre (Twitter, 6 mai 2023)

“Tout comme les machines nous ont libérés du besoin d’être fort, les ordinateurs nous affranchiront du besoin d’être intelligent.”
Billet Eco 9 (octobre 2015)

LES DOOMERS

Un dictateur prend le pouvoir et décide de s’attaquer à la surpopulation. Il crée un test, le fait passer à tous, et fait exécuter les 80% les moins bien notés. Les 20% restants le justifient très bien : “S’ils n’ont pas passé le test alors c’est que c’est eux le problème, pas le test, il leur fallait se remettre en question”. Un nouvel outil d’intelligence artificielle (IA) est mis à la disposition de tous. Très vite, on s’aperçoit qu’il va effectuer le travail de 80% des employés. Les 20% restants le justifient très bien : “S’ils sont remplaçables par une IA, alors c’est que c’est eux le problème, pas l’IA, il leur fallait se remettre en question”.

La révolution GPT (Open AI) était prévue : les Billets Éco 6 (“L’avenir de l’emploi”), 9 (“Les fournisseurs de décision”), 16 (“Quel marketing pour les robots ?”), et plus récemment 35 (“Singularité ? L’Intelligence Artificielle a déjà pris le pouvoir”), étaient spécifiquement sur ce thème. Mais la mise en ligne de ChatGPT, fin novembre 2022, a quand même provoqué un choc. Le problème principal est qu’il y a une différence fondamentale entre le dictateur de notre petite histoire et l’IA : elle ne va pas supprimer mais peut-être remplacer une grande partie de la population. Lui aurait rapidement manqué de main-d’œuvre pour mettre à bien ses ambitions, elle l’apporte elle-même.

On appelle Doomers (de “Doom” : destin (tragique), ruine...) ceux qui prévoient l’effondrement prochain de la civilisation, quelle qu’en soit la cause (démographie, climat,...), et le lancement de ChatGPT leur a offert une nouvelle médiatisation. Conformément à la Loi du Présage (“Doomsaying”) d’Easterbrook, la catastrophe est généralement prévue pour dans 10 ans, suffisamment loin pour que la prédiction soit oubliée. Ce n’est pas nouveau : déjà en 1863 Samuel Butler considérait que “nous créons nous-mêmes nos propres successeurs” et donc appelait à “la guerre à mort” immédiate contre “toutes les machines de toute sorte”. Et jusqu’ici ils ont toujours été contredits par les faits.

Mais la révolution technologique IA est différente de toutes les précédentes : elle s’attaque aux professions intellectuelles (classes cognitives et créatives), pas aux professions manuelles. Le problème est que tout le système éducatif français est basé sur le mépris des travaux manuels : il est construit sur le mythe que tout le monde peut développer un niveau de pensée abstraite, et que ceux qui n’y sont pas doués sont des handicapés ; il a tout fait pour produire ceux qui vont être remplacés par l’IA (Silberzahn, 19 juin 2023). Bientôt, avoir encore un emploi, c’est-à-dire ne pas avoir été remplacé par une IA, deviendra un marqueur social négatif (Evoweb, 2023).

L’ÂGE D’OR

Mais beaucoup ne croient pas à cette jobocalypse.

Déjà, rien n’est certain, l’avenir de l’IA n’est pas sécurisé. Le premier risque existe dès le niveau matériel : elle nécessite des processeurs puissants, or une seule entreprise au monde est capable de produire les puces électroniques de nouvelle génération (TSMC : Taiwan Semiconductor Manufacturing Company), et celle-ci est au cœur des tensions géopolitiques avec la Chine (Toews, 7 mai 2023). Ensuite, l’étatisation en cours de l’économie s’oppose à la liberté nécessaire pour inventer de nouveaux usages (Evoweb, 2015). Pendant que le reste du monde se lance dans la recherche, l’Europe ne parle que de réguler et réglementer l’IA (h16, 2023), exactement comme dans les années 1990s quand le gouvernement français voulait freiner Internet pour sauver le Minitel, avec comme résultat le déclassement de la langue française (Evoweb, 2003). Enfin, les LLMs portent en eux-mêmes leur limite : plus ils produisent de contenu, plus celui-ci devient une part importante de leur base (ils bouclent), ce qui mène directement à un effondrement du modèle (“Model collapse”).

Ensuite, espérant que ces risques ne se concrétisent pas, ils voient dans l’IA la promesse d’un “nouvel âge d’or de l’humanité”, voire celle de “sauver le monde” (Marc Andreesen, 6 juin 2023). Pour Yann LeCun, un des plus grands noms du domaine et Vice-Président de Meta (Facebook), “L’intelligence des machines est un moyen d’amplifier l’intelligence humaine, tout comme les outils mécaniques amplifient les capacités physiques de l’homme” (6 avril, 2023), ce qui nous aidera pour survivre dans un monde de plus en plus complexe. Aussi il prévoit que l’IA va transformer le marché du travail et les emplois, mais ne mènera pas à des licenciements massifs : il rappelle (15 mai 2023) que les machines ont déjà remplacé quasiment tous les emplois du XIX° siècle... et en ont créé beaucoup d’autres. D’ailleurs Robert Coble (ancien évangéliste de Microsoft) a interrogé des CEO, et trouvé qu’ils ne prévoient pas de licenciements, selon l’idée générale que “Humain + IA bat et l’humain et l’IA” (7 mai 2023). De plus, comme le remarquait l’architecte logiciel Milan Milanović : “Pour remplacer les programmeurs par l’IA, les clients devront décrire précisément ce qu’ils veulent. Nous sommes en sécurité.” (5 février 2023). De fait, demander quelque chose à une IA générative (au travers du “Prompt”) exige une précision dans le langage qui n’est pas à la portée de tous : les risques posés par une erreur à ce niveau sont tels qu’ils avaient pu servir de trame littéraire à Isaac Asimov dans sa série Robot (@Lojosoft, 2023). Et même le risque ultime de prise de contrôle de l’humanité par l’IA est rejeté. Par exemple Yann LeCun, qui prévoit que l’intelligence artificielle dépassera bien un jour celle humaine, n’y voit pas forcément un danger : “il n’y a pas de corrélation entre “être intelligent” et “prendre le contrôle du monde”, on le voit en politique, ce ne sont pas nécessairement les plus intelligents qui prennent le contrôle” (Salon Vivatech, 14 juin 2023).

De fait, les usages de l’IA sont encore très limités : même si chaque jour de nombreux logiciels et services sont mis sur le marché, la plupart se limitent à la génération de contenu (IA générative). À ce niveau on constate bien une forte adoption par la population : une recherche sur “Regenerate response”, qui permet de retrouver certains des textes copiés-collés depuis ChatGPT, donne déjà plus de 200 000 réponses sur Linkedin, et il existe même un générateur automatique de contenu pour Linkedin (Contentin). Or l’IA sait aussi synthétiser les contenus, ce qui évite d’avoir à les lire (l’agrégateur Artifact le propose pour chaque article). En conséquence, le principal usage actuel de l’IA est l’encodage/décodage de bullshit, c’est-à-dire que nous sommes déjà dans un monde où les IA parlent aux IA. On notera que le problème ne se pose pas que pour les contenus textuels : Spotify a dû purger des milliers de morceaux musicaux générés par IA parce qu’ils n’étaient écoutés... que par des IA (Lequier, 10 mai 2023). Heureusement d’autres usages sont beaucoup plus positifs. Par exemple, Deep Mind (filiale de Google) l’a utilisée pour trouver comment accélérer le tri dans les ordinateurs (Mankowitz et al., 2023 ; explications : Tunney, 2023), une opération qui est effectuée des milliers de milliards de fois chaque jour dans le monde, et Google Health vient d’annoncer des avancées spectaculaires en détection automatique des maladies par scan rétinien. L’IA permettra une nouvelle révolution scientifique.

Mais tout cela ne signifie pas que l’IA ne présente pas de risques, juste qu’ils sont très différents de ceux dont on nous parle.

LES CONSÉQUENCES

Même si la jobocalypse est peu probable, les emplois vont être transformés. Les entreprises ne devront plus rechercher des spécialistes, en concurrence directe avec l’IA, mais des multifonctionnels, les seuls complémentaires à elle, ce qui signifie que beaucoup devront être formés et impliquera une révolution du système éducatif. De plus, comme prédit en 2016 dans le Billet Éco 14, il faudra développer les initiatives individuelles, ce qui imposera un changement de statut de chacun : “puisque tout individu pourra concurrencer toute société, il devra être considéré comme une société lui-même. Tout le système fiscal et social sera remis à plat”.

Malgré tout, certains ne pourront pas s’adapter, il faudra trouver des solutions. Le Revenu Universel (UBI : “Universal Basic Income”), que beaucoup présentent comme une nécessité pour accompagner ceux qui perdront leur emploi, n’apparait que peu probable parce qu’économiquement non viable. Il viendrait en effet soit en complément soit en remplacement des systèmes sociaux actuellement en place. Dans le premier cas, il provoquerait une envolée des prix des besoins essentiels, selon le principe expliqué Base Éco 2 : “C’est toujours le plus souple, celui qui a le plus d’options, qui bénéficie d’une subvention, même si celle-ci ne lui est pas versée directement”. Un tel effet destructeur n’est pas certain dans le second cas, mais l’UBI provoquerait au minimum la mise au chômage d’un grand nombre des intermédiaires de la solidarité, c’est-à-dire la suppression du “marché de la pauvreté” (Evoweb, 2016), ce qui serait difficilement accepté. Il faudra donc soit laisser un grand nombre de personnes sur le bas-côté, ce qui est dangereux, soit trouver de nouvelles formes de solidarité.

Mais c’est surtout au niveau de la liberté et de la souveraineté individuelle que l’IA va avoir les conséquences les plus profondes.

Par son principe même, l’IA augmente notre liberté : elle permet le traitement de données non formatées, c’est-à-dire qui ont moins besoin d’être saisies en respectant des règles strictes (formulaires, programmes informatiques,...). Mais ce faisant elle permet aussi d’imaginer et de mettre en place de nouveaux moyens d’obtenir de l’information, et c’est ce qui va nous enfermer.

Dans une interview pour Géopolitique Profonde, Laurent Ozon (3 mai 2023) avait remarqué que toute technologie apporte son lot de réductions de la liberté individuelle : elle n’offre des avantages que si suffisamment se plient aux contraintes qu’elle exige. Il prend l’exemple de la voiture qui nous offre une plus grande liberté de déplacement, mais nécessite que suffisamment respectent les règles de circulation (voir Base Éco 18). Aussi, le développement de l’IA dans une société où tout est numérisé est une “multiplication des feux rouges”. Et l’IA ne fait pas que nous libérer de contraintes, elle aide aussi à nous en imposer d’autres : puisque les sources d’information n’ont pas besoin d’être structurées, tout peut être surveillé et contrôlé. C’est ce qu’avait signalé en 1995 dans son manifeste (PDF) le très célèbre mathématicien meurtrier Theodore Kaczynski (“Unabomber”, qui vient de mourir ce 10 juin) : “Une “démocratie” dotée d’une technologie avancée est moins libre qu’une “dictature” dotée d’une technologie primitive”. On le voit en Chine où les 700 millions de caméras avec reconnaissance faciale permettent au Parti Communiste d’attribuer à chacun un “Crédit Social”, lequel conditionne entièrement l’accès à une vie normale (se nourrir, se déplacer, etc.). En Europe, de nombreux gouvernements exigent déjà les mêmes pouvoirs.

L’enjeu

L’enjeu de l’IA, ce n’est pas la jobocalypse, c’est de ne pas trop limiter la liberté. Pour bénéficier de ce qu’elle nous apportera, chacun devra s’adapter, accepter de nouvelles règles, mais il ne faudra pas que celles-ci deviennent stérilisantes. Nous devrons imaginer un avenir où la centralisation permise par l’IA permettra aussi le développement de nouvelles libertés individuelles.

Philippe Gouillou

Références : Alexandre, Laurent : 6 mai 2023 ; Andreesen, Mark : 6 juin 2023 ; Bases Éco : 2 (MBN 71, juillet 2020), 18 (MBN 79, juillet 2022) ; Billets Éco : 6 (MBN 50, décembre 2014), 9 (MBN 53, octobre 2015), 14 (MBN 58, Décembre 2016), 16 (MBN 60, Décembre 2016), 35 (MBN 80, Octobre 2022) ; Butler, Samuel 1863 : page 1, page 2 ; Cobble, Robert : 7 mai 2023 ; Easterbrook, Gregg : 15 mars 2019 ; Evoweb : 31 octobre 2003, 6 janvier 2015, 14 février 2016, 30 mars 2023 ; h16 : 19 mai 2023 ; Kaczynski, Theodore 19 septembre 1995 ; LeCun, Yann : 6 avril, 2023, 15 mai 2023, 14 juin 2023 ; Lequier, Lucie : 10 mai 2023 ; @Lojosoft : 14 mai 2023 ; Mankowitz et al., 2023 ; Milanović, Milan : 5 février 2023 ; Ozon, Laurent : 3 Mai 2023 ; Silberzahn, Philippe : 19 juin 2023 ; Tunney, Justine : 12 juin 2023

Photo : Présentation des Robots Tesla le 16 mai 2023

Sources