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Jobocalypse

Au départ il n'y avait que la force physique. Puis les outils ont été inventés, puis les machines, puis les ordinateurs, et maintenant les robots qui nous remplaceront peut-être.

Chacune des inventions majeures a transformé le monde, et cela de plus en plus rapidement. L'histoire raconte que l'introduction de la machine a pu entraîner des réactions, parfois violentes. Souvent décriée, la résistance au changement est pourtant naturelle : celui qui a su se positionner avantageusement dans un environnement ne voudra pas nécessairement que celui-ci change au point de lui faire perdre ses avantages. Et chacune des inventions majeures a provoqué un bouleversement des pouvoirs.

Au global, au cours de l'histoire, ces inventions ont permis une amélioration considérable de la vie humaine. Il y a de moins en moins d'agriculteurs, mais de plus en plus de gens peuvent se nourrir. Les Métiers Jacquard ont réduit le nombre d'ouvriers nécessaires, mais l'industrie du textile fait vivre de plus en plus de monde. Les calculateurs électroniques ont remplacé la règle à calcul, mais le nombre de mathématiciens ne fait qu'augmenter.

En d'autres termes : aucune des craintes générales sur les impacts des inventions ne s'est concrétisée. Mais ce qui a été vrai dans l'histoire ne le sera peut-être plus dans l'avenir, au point qu'un néologisme a même été inventé : « jobocalypse ». La raison en est que l'intelligence artificielle, dont on craint de plus en plus qu'elle ne surpasse bientôt l'intelligence humaine, pourra finir par nous remplacer...

Le Pew Research Center a interrogé 1896 experts sur ce sujet, et 48% ont répondu que l'intelligence artificielle va détruire plus d'emplois qu'elle n'en créera. Ils se sont bien sûr entendus sur l'idée que la technologie n'est pas le destin, que l'humanité pourra choisir son avenir, mais le fait reste : quasiment un expert sur deux pense que les robots vont tuer l'emploi. Et ils ont des arguments : la classe exécutive est déjà remplacée par des robots, la classe cognitive est dans une course au QI, et la classe créative n'est pas protégée non plus puisque même des œuvres artistiques sont parfois mieux réalisées par des robots.

Singularité et Big Data

Depuis plus de 60 ans, l’informatique s’améliore en suivant assez bien ce qu’on appelle la « Loi de Moore », du nom du PDG d’Intel qui l’a découverte : sa puissance double tous les 18 mois. Cette régularité implique que, bientôt, les ordinateurs dépasseront la puissance du cerveau humain, seront plus intelligents que nous. Ils pourront dès lors inventer eux-mêmes des ordinateurs encore plus puissants qui, eux-mêmes, etc. La loi de Moore sera alors totalement dépassée par le haut : la croissance sera exponentielle. On appelle ce moment « le point de singularité », d’après le mot choisi par John Von Neumann au milieu du XX° siècle et développé par Vernor Vinge qui prédisait en 1993 : « D’ici trente ans, nous aurons les moyens technologiques de créer une intelligence superhumaine. Peu après, l’ère humaine sera terminée. »

Tout le monde n’y croit pas, et certains espèrent que l’intelligence humaine gardera une spécificité qui nous sauvera. Les craintes ont cependant été fortement, et médiatiquement, ravivées en octobre dernier quand les chercheurs de la société « Deepmind », filiale londonienne de Google, ont annoncé avoir créé des réseaux neuronaux avec mémoire, c’est-à-dire avoir pu modéliser beaucoup plus précisément le fonctionnement de notre cerveau.

En fait, certains remarquent qu’il n’y a même plus besoin d’un tel niveau d’intelligence pour nous remplacer. Ils constatent que les ordinateurs ont une telle capacité à détecter des corrélations qu’ils n’ont plus besoin de chercher à comprendre, comme le nécessiterait une intelligence humaine, pour prendre des décisions plus fiables que nous. C’est ce qu’on appelle le « Big Data », et il est déjà utilisé quotidiennement. Reste-t-il quelque chose aux humains ?

Faut-il sauver l'emploi ?

Historiquement, le modèle actuel de l'emploi en Occident remonte aux villas de la fin de l'Empire Romain, au travers des seigneureries du moyen-âge ("manorialisme"). Il correspond à une transaction où une partie fournit un capital (exemple : la terre) accompagné de services (exemple : la protection) en échange de l'apport de force de travail et de compétences. Quand le capital fournit suffisait au travailleur pour subvenir à ses besoins (exemple : des terres cultivables), c'était à lui de rémunérer le seigneur qui lui en permettait la jouissance. Quand le travail demandé ne le lui permettait pas directement (exemple : la maçonnerie), alors c'était à l'employeur de le rémunérer.

Maintenant que le travail est morcelé et le plus souvent très éloigné des besoins fondamentaux, cette dernière forme domine largement, au point que le taux d'emploi est devenu un indicateur économique essentiel, alors qu'il n'est qu'une mesure très imparfaite de la réussite d'une société. Jan Krepelka s'en était moqué en signalant qu'une société qui assurerait un taux de chômage nul en obligeant la moitié de sa population à creuser des trous et l'autre à les reboucher ne serait pas très prospère. Sur la même idée Lionel Dricot a montré que, puisque toute augmentation de l'efficacité permet de faire plus avec moins, le seul moyen de sauver l'emploi est de tendre vers l'inefficacité maximale.

De ce point de vue, notre remplacement par les robots va peut-être dans le bon sens.

L'autre révolution

Mais les choses ne sont pas si simples : l'évolution technologique ne va pas que dans ce sens.

L'informatique a aussi permis une autre révolution qui nous touche déjà : la chute du besoin de capital. Quand les industriels du XIX° siècle devaient se regrouper pour mettre en commun des ressources importantes afin de construire une usine, les inventeurs d'aujourd'hui peuvent créer seuls à partir de presque rien des startups dont certaines deviendront des multinationales tentaculaires.

Les exemples des grandes sociétés de la Silicon Valley qui ont débuté dans des garages sont connus, mais le phénomène s'accélère. Ainsi, le développement du "cloud" permet dès maintenant de remplacer les investissements informatiques par des frais de fonctionnement proportionnels, accessibles à tous. Et cette liberté n'est pas réservée aux produits immatériels, comme le montre l'exemple de la cigarette électronique qui ébranle l'immense marché du tabac alors qu'elle a été inventée par un homme seul ne disposant que d'un accès Internet.

Un nouveau modèle

L'avancement de l'informatique va doublement bouleverser notre rapport au travail. De plus en plus d'emplois seront remplacés par des robots, mais de plus en plus d'humains pourront inventer de nouveaux produits et services. Nous serons de moins en moins nécessaires mais de plus en plus à même de nous épanouir.

Mais toute notre société sera transformée, nul ne peut prévoir comment, et changer d’indicateur économique ne suffira pas. Toute planification serait fatale : il faudra au contraire compter sur les initiatives individuelles, encourager les essais-erreurs et attirer ceux qui seront aptes à s’y risquer, jusqu’à ce que quelques-unes de leurs tentatives soient suffisamment réussies pour nous sauver de la jobocalypse.

Philippe GOUILLOU

Références : Smith & Anderson (Pew Research Center, 6 août 2014) ; Vinge, V. (Vision-21, 30-31 mars 1993) ; Graves, Wayne & Danihelka (ArXiv:1410.5401, 20 octobre 2014) ; Krepelka, J. (Laissez-faire.ch, 11 juin 2007) ; Dricot, L. (Ploum.net, 10 août 2014)

Sources citées