center

Le gouvernement ayant pris ainsi la place de la Providence, il est naturel que chacun l’invoque dans ses nécessités particulières. Aussi rencontre-t-on un nombre immense de requêtes qui, se fondant toujours sur l’intérêt public, n’ont trait néanmoins qu’à de petits intérêts privés.
Alexis de Tocqueville (1866). L’ancien régime et la révolution

La Théorie du Sélectorat

Vous êtes-vous demandé pourquoi des dictateurs atroces restent au pouvoir beaucoup plus longtemps que des élus démocrates très appréciés (pensez à Winston Churchill en 1946) ? Pourquoi le roi Leopold III de Belgique était considéré comme un bienfaiteur en Belgique et un tyran au Congo ? Pourquoi, même dans les démocraties les plus réputées, les décisions des dirigeants s’opposent souvent frontalement aux exigences de l’immense majorité de leurs électeurs ? Pourquoi les taux d’imposition dépassent dans plusieurs pays le maximum de la Courbe de Laffer ? Pourquoi des grands patrons de multinationales touchent des retraites dorées même lorsqu’ils ont mis en péril la survie de leur entreprise ? Pourquoi des organismes censés représenter de hautes valeurs comme le CIO (Comité International Olympique) et la FIFA (Fédération Internationale de Football Association) ont été épinglés pour leur corruption ?

Ces questions apparaissent disparates, mais Bruce Bueno de Mesquita et Randy Siverson ont proposé un modèle (formalisation : Bueno de Mesquita et al., 2003) qui répond très bien à toutes. Et Bueno de Mesquita et Smith l’ont expliqué dans un best-seller (2012, non traduit en français) : “Le manuel du dictateur : Pourquoi un mauvais comportement est presque toujours une bonne politique”.

Leur “Théorie du Sélectorat” est très simple, mais les études ont montré sa très forte validité. Elle se base sur une constatation évidente : pour être au pouvoir, il faut nécessairement avoir des soutiens, personne ne peut être un dictateur tout seul. Dès lors, tout ce qui compte est comment arriver au pouvoir et comment y rester, c’est-à-dire comment satisfaire ses soutiens. Cela implique que, pour comprendre des décisions dans un pays comme dans une grande entreprise, il ne faut pas se demander ce que voudrait le dirigeant, mais ce qu’il est obligé de faire pour que ses soutiens ne le remplacent pas par un autre.

Le dessin ci-dessus le montre : le Leader (L) a besoin du soutien d’une Coalition (W), laquelle est issue du Sélectorat (S), lequel représente une part plus ou moins grande de la population générale qui elle n’a pas de pouvoir politique. Les auteurs qualifient ces derniers de “disenfranchised”, c’est-à-dire privés de droits, ce que le Président Français François Hollande traduisait par “Sans-dents”. Ce sont les tailles respectives de ces différents ensembles qui décident du mode de gouvernance : plus la coalition (W) est grande, plus l’organisation est une démocratie, plus elle est petite, plus l’organisation est une dictature, qui peut être de deux types selon la taille du sélectorat : petit pour les monarchies et juntes militaires, grand pour les autocraties.

Ensuite, c’est très simple, Bueno de Mesquita et Smith (2012) détaillent même les cinq règles à suivre pour atteindre le pouvoir, et y rester, quel que soit l’environnement, et notamment quel que soit le niveau de démocratie :

  1. Maintenez une coalition victorieuse aussi restreinte que possible
  2. Gardez votre sélectorat aussi large que possible
  3. Contrôler le flux de revenus
  4. Payez vos principaux soutiens juste assez pour qu’ils restent fidèles
  5. Ne prenez pas l’argent des poches de vos supporters pour améliorer la vie des gens

Les règles n° 3, 4, et 5 expliquent en effet comment faire pour conserver le soutien de sa coalition gagnante, et elles se résument très facilement : leur fournir les ressources nécessaires, c’est-à-dire d’abord acquérir celles-ci (règle n° 3) afin de les distribuer avec pertinence (règles n° 4 et 5). On remarquera que la règle n° 3 explique bien la grande campagne actuelle en Occident de contrôle absolu des dépenses de chacun au nom de la “lutte contre le blanchiment”.

Le mode d’acquisition des ressources dépend de la situation économique du pays. Si celui-ci est développé, le dirigeant aura intérêt à laisser l’économie se développer, c’est-à-dire à garantir la liberté économique, à développer des infrastructures et soutenir le capital humain, et à ne pas trop taxer afin que le rendement fiscal soit optimal. C’est ce qu’avait fait le roi Leopold III en Belgique. Sinon, le dirigeant préférera exploiter au maximum les ressources naturelles, comme Leopold III l’avait fait au Congo. Et si les effets économiques en sont trop négatifs, il pourra compter sur l’aide internationale et endetter le pays. Comme le résument Bueno de Mesquita et Smith (2012) : “L’aide incite les dirigeants autocratiques à ne pas résoudre les problèmes” et “Les pays riches en ressources naturelles ou bénéficiant d’une aide étrangère se démocratisent rarement. Ce sont les pays les plus oppressifs du monde.

Le mode de distribution dépend lui directement de la taille du sélectorat. Un autocrate peut (et doit !) reverser du cash à ses quelques soutiens, un élu d’une démocratie ne peut pas envoyer de l’argent à tous son électorat, la somme arrivant à chacun serait trop minime pour être notée. Ce dernier a donc intérêt à utiliser l’argent obtenu pour réaliser des biens communs qui plaisent à son électorat, ou à réduire les impôts (qui sont de fait plus faibles dans les démocraties). A l’opposé, dans une autocratie, le dirigeant doit surtout faire attention à ne pas frustrer sa coalition, car c’est ainsi que Bueno de Mesquita et Smith (2012, chap. 6) expliquent la fin de Jules César, qui "a commis l'erreur d'essayer d'aider le peuple en utilisant une partie des récompenses de la coalition. Il est bon que les dirigeants enrichissent la vie du peuple, mais cela doit sortir de leur poche et non de celle de la coalition. Les histoires de César et de Castellano nous rappellent que trop de bonnes actions ou trop de cupidité sont également punies si la coalition en sort perdante." Mais, dans tous les cas, la création de valeurs non monétaires, comme des titres de noblesse, des médailles, ou des prix, est un moyen de soutenir sa coalition sans avoir besoin de ressources supplémentaires, à condition bien sûr de parvenir à les valoriser suffisamment.

Le modèle du sélectorat met ainsi bien en avant l’opposition fondamentale entre ceux au pouvoir, ou proches du pouvoir, et le reste de la population : les premiers ont intérêt à ne dépendre que de peu de personnes, les autres ont intérêt à être le plus nombreux possible. L’opposition autocratie-démocratie n’est pas morale, mais quantitative. D’ailleurs, même en démocratie, de nombreux moyens sont utilisés pour réduire le nombre de constituants du sélectorat afin d’obtenir les ressources : on s’y regroupe par Parti, Lobby, Association, etc., ce qui rapproche le modèle démocrate du modèle autocrate. Et Gilens & Page (2014) avaient trouvé qu’aux états-Unis l’avis de la majorité n’avait pas d’impact sur les choix politiques, ceux-ci allant systématiquement dans l’intérêt des plus riches. Même si leur classement des décisions politiques pose question (d’autres obtiendraient un autre classement), l’effet est assez net.

Les limites du modèle

Ce modèle peut paraître beaucoup trop simple pour expliquer des comportements aussi complexes que les jeux du pouvoir dans des cultures et à des époques extrêmement différentes. Son pouvoir descriptif est pourtant reconnu, il est très souvent utilisé pour décrire le monde et même, comme nous allons le voir, pour prendre des décisions géopolitiques. Il a cependant ses limites.

Tout d’abord, le modèle du sélectorat est un modèle rationnel, or nous savons (Base éco 15) que ceux-ci ne peuvent suffire à décrire tous les comportements économiques, il faut leur ajouter l’approche évolutionniste.

Une autre limite du modèle est qu’il ne s’applique que si le leader a réellement le pouvoir de collecter et redistribuer des ressources partageables, or dans de nombreuses situations (comme actuellement à la tête des états-Unis) il n’est qu’un porte-parole (les mauvaises langues disent : une marionnette), les vrais décideurs restant cachés du grand public. De plus, la sélection pour atteindre les plus hauts postes ne dépend pas toujours que de la simple volonté de la coalition gagnante, elle peut être contrainte par des règles extérieures intangibles. Par exemple, le président de la République Populaire de Chine, Xi Jinping, a dû d’abord respecter une carrière imposée avant de pouvoir espérer le poste suprême, et il en est de même dans de nombreuses grandes entreprises où, pour être PDG, des prérequis sont exigés, comme un certain diplôme (X, ENA, HEC,...) datant de plusieurs décennies.

Enfin le capital cognitif du pays (Base éco 11), qui est lié à son histoire et à son évolution, a aussi un effet déterminant. Par exemple, Lee Kuan Yew (1923-2015), Premier Ministre de Singapour de 1959 à 1990, pouvait être considéré comme un autocrate au même titre qu’un dictateur d’un pays africain, mais les résultats de leurs actions s’opposent totalement (Singapour est devenu le pays le plus riche du monde par habitant, les dictatures africaines dépendent toujours de l’aide internationale).

Et, bien sûr, le modèle est totalement inapplicable quand il n’y a pas de ressources à partager (être le président d’une association peut tenir plus du sacerdoce que du pouvoir).

L’exploitation du modèle

Vu de l’autre côté, de celui de l’immense majorité de la population, le monde du pouvoir apparaît comme une cour de récréation séparée, bien à part, où se battent selon des règles à elles des personnes n’ayant plus aucun lien avec la population générale. Il y a juste qu’en démocratie, une fois de temps en temps, ces personnes doivent sortir de leur cour quémander le droit d’y retourner. Ceux qui font partie de ce monde trouveront cette description trop caricaturale, mais on remarque que les analyses politiques sont le plus souvent du même ordre. Elles détaillent les relations entre les personnes de ce monde, comment les soutiens s’y négocient et quelles trahisons pourraient renverser la donne, beaucoup plus que les grandes idées et orientations théoriques qui sont souvent négligées comme non pertinentes. La Théorie du Sélectorat n’est pas seulement totalement adaptée à une telle approche, elle semble être la formalisation du mode naturel de raisonnement dans ces milieux.

Cette théorie permet aussi d’anticiper les effets de certaines politiques. Nous avons déjà vu que l’aide internationale, quand elle n’est pas accompagnée de contrôles très stricts, n’est qu’une subvention aux dictateurs leur permettant de conserver le pouvoir, mais elle n’est pas seule à les aider. On peut aussi citer la lutte contre la corruption qui offre une arme puissante aux dictateurs pour tenir leur coalition et se débarrasser de ceux qui pourraient les mettre en danger.

Le modèle n’est cependant pas utilisé qu’en description, mais aussi en tant que support d’actions visant à provoquer des changements. Il explique notamment la lutte contre les oligarques russes au lendemain de l’invasion de l’Ukraine dans le but officiel qu’ils abandonnent leur Président. L’idée était que si Vladimir Poutine ne pouvait plus leur partager des ressources, ils le remplaceraient par un autre : c’est du Bueno de Mesquita et Smith dans le texte. Mais la tentative a échoué, d’abord parce qu’elle ne pouvait concerner qu’une des dimensions du conflit, et pas son enjeu global qui est d’imposer un monde multipolaire, et surtout parce qu’elle impliquait la destruction du principal avantage concurrentiel de l’Occident, la garantie des droits de propriété indépendamment des enjeux géopolitiques (“Votre argent est en sécurité chez nous même si nous sommes en désaccord avec votre dictateur”).

Comme tout modèle, la Théorie du Sélectorat n’explique qu’une partie de la réalité et, parfois, ce qu’elle n’explique pas peut être décisif. Mais ses limites ne doivent pas nous cacher son intérêt : elle est à connaître pour comprendre les évolutions du monde, ou apprendre comment monter dans la hiérarchie.

Philippe Gouillou

Références : Base éco 11 (MBN 76, octobre 2021) ; Base éco 15 (MBN 77, février 2022) ; Bueno de Mesquita, Smith, Siverson, & Morrow (2003, doi:10.1017/S1537592714001595) ; Bueno de Mesquita & Smith (2012, ISBN: 978-1610391849) ; Gilens & Page (2014, doi: 10.1017/S1537592714001595)

Sources

  • Base Eco 11 : Capitalisme Cognitif. Philippe Gouillou. Monaco Business News 76. 30 octobre 2021
  • Base Eco 15 : L'homme (ir)rationnel. Philippe Gouillou. Monaco Business News 77. 3 février 2022
  • Bueno de Mesquita, B., Smith, A., Siverson, R. M., & Morrow, J. D. (2003). The Logic of Political Survival. The MIT Press. ISBN: 978-0262524407. doi:10.7551/mitpress/4292.001.0001
  • Bueno de Mesquita, B., & Smith, A. (2012). The Dictator’s Handbook: Why Bad Behavior is Almost Always Good Politics. PublicAffairs. ISBN: 978-1610391849
  • Gilens, M., & Page, B. I. (2014). Testing Theories of American Politics: Elites, Interest Groups, and Average Citizens. Perspectives on Politics, 12(3), 564–581. doi:10.1017/S1537592714001595