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“La bureaucratie s’étend pour répondre aux besoins d’une bureaucratie en expansion.”
Oscar Wilde

“Les règles et les règlements s’accumuleront jusqu’à ce que tout soit illégal. C’est pourquoi il est essentiel que nous fassions un effort conscient pour réduire les lois et les réglementations, sinon personne ne sera autorisé à faire quoi que ce soit.”
Elon Musk

Le mieux est l’ennemi du bien

Si l’informatique a pris le contrôle du monde (et promet de nous remplacer prochainement avec l’Intelligence Artificielle) elle l’a fait en suivant une règle qui semble universelle : c’est le plus simple, c’est-à-dire le moins normé et le plus tolérant aux erreurs et imprécisions, qui s’impose et domine le marché. Par exemple le HTML, qui est le langage utilisé pour construire les pages Web, est une version simplifiée d’autres normes. Sa simplicité et surtout sa tolérance aux erreurs (il est très peu exigeant) ont fait son succès et donc celui du Web : tout le monde peut en apprendre les bases rapidement et énormément de non-informaticiens ont pu diffuser directement du contenu. Bien sûr, son manque de normes pose des difficultés : il est difficile à analyser par des ordinateurs et tous ceux qui ont codé des Expressions Régulières s’en souviennent. Mais quand il a été proposé de le faire évoluer vers une forme plus stricte (le XHTML), c’est une évolution plus simple pour les utilisateurs qui s’est imposée (le HTML 5). Et même cette dernière évolution était encore trop compliquée, aussi de nombreux langages plus simples ont été inventés, et c’est l’un des plus simples d’entre eux (le Markdown) qui s’est imposé au point d’être maintenant le standard en écriture, et pas seulement pour le Web (tout le site de la FEDEM est en Markdown), mais pour les livres aussi. Cette même règle se retrouve en Intelligence Artificielle : par principe même l’IA s’affranchit des causalités et se contente de corrélations (nous l’avions expliqué Billet Éco 9) et n’a véritablement décollé que quand elle a accepté le langage parlé.

Le problème est que cette règle s’oppose frontalement à une très forte tendance, celle de faire toujours mieux, d’enrichir, d’optimiser. Le logiciel simple qui vient de conquérir le monde n’offre évidemment pas toutes les fonctionnalités de ses devanciers, ce que, systématiquement, beaucoup regrettent. Aussi de nouvelles versions, plus complètes et plus riches, sont développées ... jusqu’à devenir tellement puissantes et compliquées qu’un tout nouveau logiciel plus simple vienne prendre sa place.

Cette opposition entre ces deux tendances, la préférence pour la simplicité d’un côté et la volonté d’amélioration de l’autre, et la victoire de la première, se retrouvent dans tous les domaines de la vie, et notamment en économie.

LA SCISSION DU MONDE

Nous avions déjà signalé que le monde se scindait1, avec l’Occident perdant sa place. Les élections de Javier Milei en Argentine il y a un an et de Donald Trump aux USA en novembre dernier ont mis en avant une deuxième scission : celle entre les pays qui se libéralisent et ceux qui se collectivisent, avec pour les deux orientations des évolutions prévisibles.

L’Europe semble avoir choisi son camp et le slogan moqueur “L’Amérique invente, l’Asie copie, et l’Europe régule” apparaît de moins en moins caricatural. Comme le remarquait h16 (à propos de la Facturation électronique) : “pendant que les États-Unis, l’Amérique du Sud font le ménage dans leurs administrations délirantes et que l’Asie décide de conquérir commercialement le monde, la France et l’Europe se mettent en ordre de bataille pour transformer les torrents de paperasseries bureaucratiques encombrantes en déluges de procédures informatiques complexes.2 Le fanatisme régulatoire a déjà fait de l’Europe la région du monde bénéficiant le moins de croissance. Les salaires des ingénieurs séniors y sont deux à trois fois plus faibles qu’aux USA, et cela avant même d’être imposés à un taux 50% plus élevé3. Les nouveautés en Intelligence Artificielle (Apple, OpenAI, ...) sont lancées dans tous les pays du monde (“même l’Afghanistan des Talibans !4) sauf en Union Européenne, etc. Et comme, tout au long de l’histoire, les talents choisissent les pays les plus libres5, l’élite cognitive européenne, celle nécessaire pour faire décoller le continent, émigre de plus en plus vers les USA.

Ce problème est connu de tous, y compris de la Commission Européenne6, mais l’évolution vers la Troisième Voie7 n’y connait pas de pause. Pourquoi ?

Normes vs. Normes

Il faut tout d’abord rappeler que toutes les normes et régulations ne sont pas des enfers de complexification, et que certaines simplifient même fortement la vie des entreprises en déléguant une partie de leur travail. Une norme peut être un label de qualité, être une référence que chacun peut choisir, ou pas, de respecter et d’exploiter. Par exemple, si vous savez que tel fournisseur respecte une norme en laquelle vous avez confiance, vous avez moins de vérifications à faire, celles-ci ont déjà été effectuées par d’autres.

De même, les normes sont nécessaires dans les situations où l’accord entre tous les intervenants d’une même option est encore plus important que l’option choisie. C’est le cas dans les télécommunications, où elles sont requises pour les interconnexions, et dans de nombreux autres domaines. Par exemple, la norme ISO 26324 définit depuis mai 2012 l’identifiant unique de chaque article scientifique, son "DOI" (Digital Object Identifier), ce qui permet de toujours le retrouver via une simple URL, quels que soient son origine et le serveur qui l’héberge. Le système existait depuis 1998, sa normalisation a permis son universalité, donc son utilité.

Mais, pour y parvenir, la méthode de construction des normes est fondamentale. Elles doivent être discutées entre professionnels, pas imposées par des bureaucrates, et surtout doivent pouvoir être rapidement adaptées, voire supprimées. C’est l’objectif des agences nationales définissant les normes ISO (dont la nouvellement créée Association Monégasque de Normalisation (AMNOR) à Monaco). En 2013, Philippe Eliakim8 avait rappelé que l’Agence Française de NORmalisation (AFNOR) avait supprimé en 2010 plus de normes qu’elle n’en avait créées. Et même une norme fixant un standard universel peut évoluer : la norme définissant les DOI a déjà été mise à jour en août 2022 et une nouvelle version est en cours de discussion.

Mais ce n’est pas ce qui se produit pour les normes passées “du côté obscur de la force”. Dans son livre, Philippe Eliakim citait le Directeur Général de l’AFNOR Olivier Peyrat : “Toute la philosophie de notre action repose sur le consensus, la souplesse et le volontariat. L’État, lui, est rigide et coercitif : s’il se saisit d’une de nos normes, vous pouvez être sûr que, dans vingt ans, elle sera toujours là, à la virgule près.

La malédiction

Ensuite, il faut se souvenir que la surproduction normative s’explique psychologiquement très bien. Ce n’est pas seulement l’augmentation du besoin de contrôle, mais aussi tout simplement les besoins mêmes des emplois. Un fonctionnaire n’"améliorant" pas une procédure ou un Ministre ne donnant pas son nom à une nouvelle réglementation ont-ils bien effectué leur travail ? La Députée Européenne Sarah Knafo a raconté qu’à l’ENA (École Nationale d’Administration, France) elle avait appris à rédiger des réglementations, pas à étudier leurs impacts. En conséquence, les réglementations deviennent des chefs d’œuvre de complexité, certes brillants mais que plus personne ne peut réellement comprendre. Cette tendance psychologique à développer et imposer des procédures toujours plus pointues s’oppose en effet frontalement à nos capacités cognitives à les respecter : les études montrent que seulement un Américain sur six9 arrive à remplir correctement un formulaire simple.

Le managérialisme

Enfin, il faut remarquer que cette évolution générale vers plus de bureaucratie, de régulations, et de normes, avait été annoncée comme une évolution historique inévitable dès 1941 par James Burnham10. Ce dernier avait montré que la dilution de la propriété des entreprises au travers de l’actionnariat transférait le pouvoir à une nouvelle catégorie professionnelle, les “managers”, les seuls ayant les compétences techniques suffisantes. Or ceux-ci ne sont pas dans la même situation et n’ont pas les mêmes objectifs que les propriétaires-exploitants. Quand ces derniers cherchent à maximiser les dividendes, les managers sont eux des salariés qui ont intérêt à augmenter leur pouvoir et réduire leur responsabilité, ce que les normes font très bien. Kulak11 le résume d’une manière très critique : “l’objectif du manager est de trouver et de créer des problèmes sans fin qui nécessiteront toujours un nombre croissant de bureaucrates diplômés hautement rémunérés pour « gérer » le problème.” Et même si cette vision négative peut paraître exagérée, il reste que les incitations du manager vont dans le sens de plus de procédures et de régulations, c’est-à-dire plus de bureaucratie.

James Burnham se référait au cadre Marxiste et considérait les managers comme une nouvelle classe sociale, et le “Managérialisme” comme le successeur du Capitalisme (à la place du Socialisme). Même si, comme l’avait signalé George Orwell (l’auteur de 1984) en 194612, certaines de ses prédictions ont été falsifiées, sa description des grandes tendances a été plus que vérifiée dans les décennies qui ont suivies. Les propriétaires des entreprises (les actionnaires) ont en effet perdu le contrôle sur leurs opérations et doivent embaucher des managers (ou bureaucrates) pour ce faire. En fait, comme le remarque Bingo Bobbins13, ils se retrouvent dans la situation des électeurs des pays démocratiques : eux aussi n’ont comme pouvoir que celui de remplacer périodiquement leurs dirigeants par d’autres ayant exactement le même profil.

Ce que James Burnham a surtout montré, c’est que l’évolution vers plus de bureaucratie est la conséquence naturelle d’une évolution culturelle beaucoup plus large liée au fonctionnement économique. Sans changement à ce niveau, nous continuerons de courir vers le monde prédit en 2012 par Jack Donovan14 : “Il y aura plus de micro-gestion de la vie, des règlements plus mesquins, des amendes plus lourdes et des peines plus sévères. Il y aura d’autres façons d’enfreindre la loi et d’autres façons pour la société de maintenir ses illusions agréables en vous balayant sous le tapis.

Un basculement ?

Mais peut-être ce basculement est-il déjà en cours, provoqué par deux événements non liés qui ont chacun des conséquences majeures complémentaires.

Le premier est l’accélération quasi exponentielle des avancées en Intelligence Artificielle (IA). Sam Altman, le fondateur d’Open AI, a publié le 4 janvier 2025 sur X15A proximité de la singularité, pas sûr de quel côté”. Deux jours après, Nvidia a annoncé de nouvelles puces Blackwell allant jusqu’à 318 000 milliards d’opération par seconde (318 TFLOPS)16, la mise à disponibilité de Digits, un super-ordinateur configuré pour l’IA pour le prix d’un ordinateur portable17, et l’orientation vers le développement des agents autonomes avec notamment le lancement de Cosmos permettant le développement d’applications physiques de l’IA (robots et véhicules autonomes)18. À ce rythme, il ne faudra pas attendre longtemps pour que, dans les pays qui l’autoriseront, d’un côté les bureaucrates soient remplacés par l’IA19, et de l’autre de plus en plus d’initiatives individuelles se développent. Comme nous l’avions annoncé il y a dix ans20, l’IA ne fera pas que provoquer une jobocalypse chez les cols blancs, elle permettra aussi à chacun de faire beaucoup plus en lui apportant les compétences dont il a besoin pour exploiter sa créativité et faire de nouvelles découvertes. Par exemple, l’IA a déjà permis de combler les lacunes mathématiques de certains pour qu’ils découvrent de nouvelles formules21.

Le second est le rachat de Twitter (devenu X) par Elon Musk qui a provoqué une réaction en chaîne dont les effets s’accélèrent. En restaurant la liberté d’expression, il a limité les possibilités de propagande et de censure, ce qui a permis l’élection de Donald Trump, ce qui a eu, avant même son investiture, des conséquences géopolitiques mondiales, forçant des régions entières à choisir leur camp. On l’a vu notamment aux réactions virulentes à l’annonce par Mark Zuckerberg le 7 janvier 2025 de la refonte complète du système de modération de son groupe Meta (Facebook, Instagram, Threads) pour le rendre semblable à celui de X. Or Donald Trump a chargé Elon Musk de lutter contre la bureaucratie et de déréguler.

Ensemble, ces deux événements pourraient remettre en question le managérialisme et lancer une nouvelle ère : l’IA va provoquer une réorganisation économique, et la volonté de simplifier est là. Cela sera-t-il suffisant pour dérouter le monde de son avenir tracé vers plus de bureaucratie, de contrôle étatique, et de micro-gestion toujours plus optimisée de nos vies ? Cela est loin d’être certain, et surtout pas en Europe. Mais même s’il ne s’agit que d’une parenthèse sans lendemain, les pays qui auront su en profiter pour déréguler et libéraliser auront acquis un avantage durable. Parce que, dans le monde économique comme dans le monde informatique, le plus simple et le moins normé gagne toujours.

Philippe Gouillou

Image : Grok – X AI