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“Le mieux est le mortel ennemi du bien.”
Charles de Secondat, baron de Montesquieu - Pensées 1007, XIII

La malédiction

Si on en croit la mythologie la plus célèbre (Genèse 3), c’est une déesse serpent qui a réussi à tromper une femme pour qu’elle accepte de quitter le paradis des chasseurs-cueilleurs et se soumette à l’agriculture. Cette femme tristement coupable a entraîné son compagnon, et la malédiction est tombée sur l’humanité, et elle est terrible, et pas seulement pour les femmes. Dès lors il a fallu travailler du matin jusqu’au soir, faire des stocks, les protéger, et pour cela se regrouper en villages, puis en villes, fortifier celles-ci, organiser une hiérarchie, c’est-à-dire se soumettre aux dominants (Base Eco 14), etc., etc. On n’en est toujours pas sortis : c’était bien le péché originel qui nous a tous condamnés et nous condamne encore. Car si l’agriculture permet d’avoir plus d’enfants, elle en exige aussi plus, ce qui impose plus de terres à cultiver pour les nourrir, c’est-à-dire plus de terrains, et donc de chasser ou tuer de plus en plus de chasseurs-cueilleurs. En quelques millénaires, presque toute la terre était conquise, mais il faudra encore autant de millénaires pour que l’humanité retrouve son niveau de vie d’avant le basculement à l’agriculture. Pour ce rattrapage, il faudra le développement du capitalisme, c’est-à-dire de l’organisation du partage de la propriété privée du capital (Base Eco 3). Mais rien n’est parfait, la malédiction nous affecte tous encore de nos jours, et notre niveau de bonheur est toujours plus faible que celui des chasseurs-cueilleurs (Frackowiak et al., 2020).

La Genèse a été écrite après coup, le paradis perdu n’était certainement pas aussi paradisiaque qu’elle le fait croire. Mais sur tous les critères usuels, comme par exemple la durée de vie en bonne santé, la vie était bien beaucoup plus facile avant l’agriculture. Jared Diamond (1987) a même qualifié ce basculement de “pire erreur de l’histoire humaine”. En effet un chasseur-cueilleur ne “travaille” que quelques heures par jour. Il sait où trouver les plantes pour le nourrir, et où chasser le gibier. Mais il n’a pas d’autre garantie que sa capacité à changer d’endroit : il n’a aucune réserve. Depuis très longtemps il sait aussi qu’il suffit de disperser quelques graines pour avoir plus de la même plante quelques lunaisons après, plus ou moins selon les cas. Il pourrait facilement se constituer une sécurité, avoir de quoi tenir en cas de coup dur, il en a toutes les capacités, les connaissances, et les compétences. Pourquoi ne le fait-il pas ? Pourquoi lui faut-il des dizaines de milliers d’années pour se lancer ? Il est possible que l’explication en soit partiellement culturelle ou religieuse : peut-être les anciens savaient qu’il ne fallait pas. 

Blade Runner

Nous voilà quelques millénaires après dans un monde qui se transforme de jour en jour. Les besoins primaires sont remplis pour la plupart, mais au prix de contraintes cognitives écrasantes : pour vivre une vie normale il faut au minimum savoir lire et compter, savoir utiliser un ordinateur et se connecter à Internet, maîtriser un vocabulaire étendu comprenant au minimum des bases de langue anglaise (Evoweb 2003), connaître le code de la route, etc., etc., et suivre tout un ensemble oppressant de règles non écrites qui permettent plus ou moins le “vivre-ensemble” entre personnes non apparentées dans des cités surpeuplées. 

Selon Richard Lynn, plus de la moitié de la population mondiale n’a déjà pas le niveau cognitif requis pour pouvoir s’épanouir dans un environnement moderne, alors même que, comme nous l’avons déjà vu (Base Eco 11), le monde est de plus en plus demandeur en QI quand celui-ci est en chute au point de remettre en cause ses fondements (Evoweb, 2021). Or, toutes les avancées technologiques qui promettaient de simplifier la vie ou de libérer du temps ont créé de nouveaux usages qui sont tous devenus des besoins

Et même si vous avez le niveau cognitif requis, il vous faut encore espérer que vos talents particuliers seront toujours compatibles avec les évolutions du marché économique : vous aurez besoin de travailler pendant plusieurs décennies pour pouvoir (sur)vivre, et ce travail sera le plus souvent extrêmement éloigné des compétences sélectionnées au cours de l’histoire humaine. L’amélioration des conditions de vie s’est traduite par un basculement des Normes sociales vers les Normes de marché (Billet Eco 21) qui exigent de plus en plus de réussite professionnelle. Woodley of Menie le situe au XIXe siècle (Douance, 2019), mais on peut remarquer qu’en France il s’est accéléré au début des années 1980s (premier septennat de François Mitterrand) : la richesse matérielle a pris depuis une importance qu’elle n’avait pas jusqu’alors, encore accrue par l’inflation créée à la suite de la crise de 2008 (Base Eco 16). Or notre environnement de tous les jours s’oppose à nos besoins profonds. La plupart de nos interactions avec le monde se font au travers d’outils technologiques que n’avons aucune chance de pouvoir comprendre (personne sur terre n’a les capacités de construire un smartphone tout seul), ce qui augmente notre angoisse (Billet Eco 27). Même l’architecture des villes est contre nous : Brielmann et al. (2022) ont montré que l’architecture moderne manque de fractales, ce qui multiplie au quotidien par plus de deux notre stress. Au global, le monde actuel serait apparu comme une dystopie particulièrement angoissante pour nos ancêtres d’il y a un siècle, largement pire que le film Blade Runner (Scott, 1982) ne l’était pour nous il y a quarante ans.

Le retour de la simplicité

Bien sûr, tout n’est pas négatif, au contraire, l’enrichissement du dernier siècle nous offre une qualité de vie qui aurait été inimaginable pour nos ancêtres, notamment en termes de santé : beaucoup d’entre nous qui n’auraient pas survécu il y a quelques siècles vivent maintenant très bien. Le monde que nous avons créé en Occident fait rêver au-delà de ses frontières : de nombreux jeunes du Maghreb passent leur temps sur les réseaux sociaux à rêver des stars et veulent émigrer au point que les entrepreneurs locaux ont du mal à embaucher.

Aussi, le plus souvent, ce n’est pas cet accroissement de la complexité de la vie moderne qui fait peur, mais au contraire son risque de fin. La crise du COVID–19 et celle de la guerre en Ukraine ont montré que les systèmes d’approvisionnement sont incroyablement résilients, mais de plus en plus prédisent, et se préparent à, la fin de la civilisation. Il ne s’agit pas que d’un Millénarisme, c’est-à-dire d’une peur irrationnelle voire religieuse d’une punition censée être méritée (comme certaines tendances écologiques), mais bien d’un raisonnement construit. L’évolution de la société a en effet créé un système (au sens de la systémique : Evoweb, 2016) qui s’auto-entretient mais dépend de tellement de facteurs qu’un rien pourrait déclencher un chaos fatal (Obertone, 2018 ; Evoweb, 2019).

Aussi dans tous les domaines des réactions individuelles se multiplient pour revenir à un monde plus simple, ou imaginé comme plus solide. C’est le retour de la mode du retour à la campagne, censée représenter la vraie vie, et des zones délaissées voient tout d’un coup la valeur de leur immobilier faire un bond. La mode du “survival” (survie) se répand et les stages sensés préparer à “l’après” sont de plus en plus remplis. De plus en plus de cadres veulent abandonner leur carrière (Les Echos, 2022) et les entreprises ont de plus en plus de mal à recruter. Et même en informatique les exemples sont nombreux : les auteurs abandonnent la puissance des traitements de texte au profit du langage “Markdown” plus simple et surtout “futureproof” (à l’épreuve du futur), Virgil Dupras (Québec), a arrêté le développement de son excellent logiciel de comptabilité personnelle MoneyGuru, pour créer à plein temps un système d’exploitation spécial pour après l’écroulement (Collapse OS), etc.

Fin de civilisation ?

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Bien sûr, le mythe du retour à la nature n’est pas une nouveauté, et Vertumne (2021) l’a même retrouvé chez des auteurs latins : Horace, Sénèque, et Tibule en ont tous vanté les charmes. Peut-être s’agit-il tout simplement d’une réaction normale face à l’urbanisation : nous n’avons pas été sélectionnés pour un monde aussi complexe ("Mismatch" : Cosmides & Tooby, 1997). Mais l’ampleur et la rapidité du phénomène lui confèrent une importance majeure.

Il y deux ans le Billet Eco 26 s’était interrogé sur une des conséquences de la crise née de la Covid–19 : 

“La peur née de la crise pourra aussi provoquer deux réactions opposées : certains ne croiront plus vraiment à l’avenir et privilégieront le temps présent (réaction fréquente après un accident), quand d’autres revaloriseront les valeurs long-termistes qui ont construit l’Occident et prédominaient encore il y a quelques décennies. On retrouve le Modèle r/K présenté dans le Billet Eco 25 (voir aussi : « La durée de vie des civilisations », Evoweb, 2019).”

La réponse sera arrivée rapidement : tout indique que ce sont les valeurs court-termistes qui se sont imposées. Le confinement n’a pas incité à une reconstruction, mais au contraire à profiter de ce qu’on peut encore avoir, par manque de confiance dans l’avenir.

Or c’est à ce moment que la guerre en Ukraine revient sur le devant de la scène. Au-delà de son résultat (qui semble prévisible) et même de ses effets économiques (les sanctions mises en place ont comme prévu un résultat opposé à celui promis), c’est sa dimension culturelle (Evoweb, 2015) qui aura le plus d’effets sur les années à venir. La carte ci-dessus, qui indique tous les pays qui avaient soutenu les sanctions contre la Russie au début de la guerre, le montrait dès 2014 : l'Occident est isolé.

Si les trois-quarts de la planète ne soutiennent plus le modèle occidental et que même en Occident de plus en plus veulent revenir, à tort ou à raison, à une vie plus simple, c’est que le monde est en train de basculer. Comme le modèle soviétique (1917–1989) qui lui avait servi d’exemple à suivre, le modèle occidental d’État Providence né à la fin de la deuxième guerre mondiale aura tenu à peu près 3 générations (75 ans). Nous rentrons dans une nouvelle ère (comme déjà indiqué dans le Billet Eco 11), et même si les médias, tels l’orchestre du Titanic, continuent de jouer leur propagande, il est urgent de s’en apercevoir, pour se préparer à rebondir en revenant aux fondamentaux économiques (Base Eco 18). 

Philippe Gouillou

Références : Bases Eco 311, et 18  ; BFMTV (20 juin 2022) ; Billets Eco 11212527, et 32 ; Cosmides & Tooby (13 janvier 1997) ; Diamond J. (1987, May) ; Evoweb 31 octobre 20031er janvier 201514 février 2016 ; 13 octobre 2019, et 20 septembre 2021 ; Frackowiak et al. (2020, doi : 10.3389/fpsyg.2020.01173) ; Les Echos (17 février 2022) ; Vertumne (29 septembre 2021)

Images : Tableau : Adam et Eve chassés du Paradis, Michel-Ange (1509-10), fresque, 280 x 570, Chapelle Sixtine (Vatican) ; Carte : International sanctions during the Russo-Ukrainian War in 2014, Cody Logan, Wikipedia, Licence CC0.

Sources