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Fin février 2019, un jeune Allemand de 22 ans a lancé la chaine Youtube “Gewitter im Kopf - Leben mit Tourette” (“Des orages dans la tête - Vivre avec la maladie de la Tourette”) consacrée à sa vie avec le Syndrome de Tourette. L’exagération de ses tics, présentés comme des caractéristiques de la maladie, lui a rapidement apporté une forte audience : plus de 1 million d’abonnés en moins de 3 mois, et 2 millions en moins de 2 ans. C’est un énorme succès. Mais, très rapidement, des adolescents qui le suivaient ont été diagnostiqués (à tort) du Syndrome de Tourette : ils présentaient exactement les mêmes tics que ceux qu’il mettait en scène, même ceux ne correspondant pas à la maladie. Müller-Vahl et al. (2021), qui rapportent ces cas, ont donné un nom à ce phénomène : “Mass Social Media-Induced Illness” (MSMI), c’est-à-dire la version induite par les Réseaux Sociaux de la “Mass Sociogenic Illness” (MSI) connue en français sous les noms d’hystérie collective, hystérie de masse, ou psychose collective. Une forme de contagion sociale.

Le terme contagion est bien à prendre en tant qu’équivalent dans le monde culturel de la contagion biologique. Comme Harari (2015) l’a popularisé, nous vivons depuis 70 000 ans à la fois dans la réalité objective et dans celle imaginaire des idées, et de plus en plus dans cette dernière : ”Au fil du temps, la réalité imaginaire est devenue toujours plus puissante, au point que de nos jours la survie même des rivières, des arbres et des lions dépend de la grâce des entités imaginaires comme le Dieu Tout-Puissant, les États-Unis ou Google". Or, dans ce monde culturel, les règles sont proches de celles du monde biologique : même les courbes des succès musicaux ressemblent à celles de maladies contagieuses (Rosati et al., 2021).

La Mémétique

Cette ressemblance du biologique et du culturel avait été formalisée par Richard Dawkins la fin de son best-seller “Le Gène égoïste” (1976, 1989). Après avoir introduit l’approche gène-centrique de l’évolution qui distingue les “Répliquants” (ou “Réplicateurs“, les gènes) des “Véhicules“ (les individus qui les portent), Richard Dawkins remarque que “La transmission culturelle est analogue à la transmission génétique dans la mesure où, bien qu’elle soit fondamentalement conservatrice, elle peut donner lieu à une forme d’évolution.” Il définit donc des ”mèmes“ qui sont les équivalents des gènes dans le monde culturel : des unités de sélection qui se répandent plus ou moins. Chacune de nos idées, chacune de nos actions culturelles serait un mème, qui serait, ou non, amené à connaître le succès. Et si le terme mème a maintenant été détourné (pour désigner des images humoristiques à succès), cette analogie de Dawkins est devenue un cadre de recherches prometteurs (la Mémétique, voir Neuromonaco 18) qui étudie pourquoi une idée sera plus contagieuse qu’une autre, et dès lors nous aide à en imaginer d’encore plus efficaces.

Mais la mémétique souffre de deux limitations majeures : tout d’abord la culture n’est pas indépendante de la génétique (par exemple un mème qui inciterait tout le monde à se suicider ne survivrait pas lui non plus), ensuite, contrairement aux gènes, les idées changent en permanence, la transmission culturelle n’est pas « fondamentalement conservatrice », ce qui implique que les mèmes ne peuvent constituer des supports desélection comme les gènes.

La Systémique

Aussi un autre niveau d’analyse est souvent préféré : celui de l’étude des interactions entre les individus au niveau du système.

Nous avons tous tendance à percevoir la foule comme un monstre indépendant, qui nous emporte avec sa vie propre suivant ses règles propres. Le Billet Eco 23 en avait donné comme exemple la série télévisée Game of Thrones (GOT) où dans les premières saisons “les personnages étaient broyés par les circonstances, aucun ne semblait pouvoir y survivre”. Pourtant la foule est constituée de personnes qui conservent leur liberté et ne font que réagir à leur environnement : l’automobiliste bloqué dans un bouchon est une partie constituante du bouchon, pas un observateur extérieur. La question se pose donc : faut-il pour l’étudier s’intéresser surtout à la foule en tant que groupe ou aux individus qui la composent ?

Il s’agit là d’une question générale à toutes les analyses, et parfois se limiter au niveau individuel est clairement insuffisant. On ne peut par exemple expliquer les variations d’une population animale sans prendre en compte celles de ses prédateurs, l’interaction entre elles est déterminante.

Ce phénomène est formalisé par la Théorie Générale des Systèmes (TGS) (voir Lettre Neuromonaco 22) qui définit un système comme « un ensemble d’éléments en interaction dynamique, organisé en fonction d’un but », et montre que celui-ci montre des caractéristiques qui ne peuvent être déduites de l’analyse de ses composantes, les « propriétés émergentes ». La question du but pose bien sûr des difficultés (comment éviter la téléologie ? Et comment définir ce but ?), mais cette définition offre l’avantage d’être intuitivement comprise. Par exemple notre corps ressemble bien à un système qui a pour but de se maintenir (homéostasie), voire de transmettre ses gènes, et même si certains voudraient lui donner d’autres buts (plus ou moins magico-religieux), tous s’accorderont fondamentalement sur l’idée qu’il s’agit bien d’un système. Or les systèmes peuvent provoquer l’apparition de propriétés émergentes. Comme le remarquait Ryan Nance, « Il existe une différence immanquable entre un sac de parties de lapin et un lapin », le tout est supérieur à la simple addition des parties. Le phénomène de contagion est-il simplement une propriété émergente née du système culturel ?

Mais cette approche aussi est limitée : expliquer un phénomène comme une propriété émergente sans aller plus loin n’est pas vraiment l’expliquer et reste plus que frustrant...

Le niveau individuel

Analyser la contagion au niveau des choix individuels (réductionnisme) apparaît être plus efficace.

L’idée est de considérer que la cause de la contagion n’est pas quelque chose qui se transmettrait, mais une succession de choix individuels, chacun avec leurs objectifs propres. Par exemple, un phénomène contagieux comme la durée des applaudissements à la fin d’un spectacle s’explique par la pression sociale (Mann et al., (2013), voir Neuromonaco 85) et Muchnik et al. (2013) ont trouvé que sur Internet le premier avis détermine l’orientation générale des avis suivants. Si pour le cas des applaudissements il y a bien interaction entre les participants, ce n’est pas le cas pour des avis en ligne qui se succèdent. Dans les deux cas les comportements contagieux s’expliquent par les objectifs individuels de chacun des intervenants, pas par le système que ces derniers forment entre eux.

Cette approche ne signifie bien sûr pas que le type d’idée n’aurait aucune importance (on sait comment augmenter les chances qu’une idée ou opinion soit contagieuse : Neuromonaco 118), mais que c’est toujours au niveau de la psychologie qu’il faut l’étudier. Or à ce niveau nous disposons d’énormément d’outils (qui sont très bien exploités par les marketeurs et les publicistes) : nous connaissons les objectifs fondamentaux de chacun et comment chacun cherche à les atteindre.

Les croyances de luxe

Un doctorant américain, Rob Henderson (2019a, 2019b), en a donné un exemple saisissant en montrant que tout le marché du luxe est en cours de transformation. Il a en effet remarqué que si la très forte amélioration de la qualité de vie permise par le capitalisme avait jusqu’à récemment augmenté l’importance des produits matériels dits de prestige (basculement des « Normes sociales » vers les « Normes de marché » présentées Billet Eco 21), ces dernières années ont montré un rebasculement vers des signes immatériels de statut.

Fondamentalement, le luxe est un signal coûteux (un « handicap » au sens d’Amotz Zahavi), c’est-à-dire quelque chose qui peut être mortel ou au minimum invalidant pour ceux qui n’en ont pas les moyens. Le riche peut acheter des grandes marques sans risque quand le pauvre devra se sacrifier pour l’imiter. C’est ce qui fait la valeur du luxe : il montre à tous qui peut le supporter, et qui ne le peut pas. Or, comme le remarque Rob Henderson, le luxe actuel n’est plus de montrer sa possession de richesses matérielles, mais d’afficher sa défense d’idées coûteuses, c’est-à-dire qui sont faciles à supporter par ceux qui en ont les moyens mais invivables pour les autres. Il n’y a donc pas que de l’hypocrisie chez les stars et autres personnes médiatisées qui défendent des idées absurdes (wokisme, etc.), mais aussi un signalement coûteux de leur statut : elles savent qu’elles n’auront pas à souffrir de leur mise en pratique, quand ceux qui soutiennent les mêmes idées sans en avoir les moyens en paieront le prix, qui sera largement plus élevé que celui d’un produit matériel de luxe.

L’avenir

La contagion sociale est un phénomène qui fascine et fait peur, surtout quand elle concerne des maladies particulièrement visibles, comme le Syndrome de Tourette. Elle explique les accusations de possession démoniaque comme les procès des sorcières de Salem (USA, 1692–93, 20 exécutions : 14 femmes et 6 hommes), et pourquoi les exorcismes peuvent être plus efficaces que la psychiatrie (Gouillou,2019). Elle est même l’hypothèse privilégiée pour expliquer la très forte hausse du nombre d’adolescentes transgenres aux USA. Mais elle est surtout un phénomène quotidien, qui est à la base de la culture et à l’origine des modes, et a donc un impact déterminant sur nos vies à tous.

Or, si quand les moyens de communication étaient limités, les contagions étaient limitées dans l'espace et le temps, le développement des télécommunications a permis leur mondialisation, et les réseaux sociaux leur ont encore offert un nouveau support. Les conséquences semblent en être majoritairement négatives (augmentation des maladies psychiatriques, frustrations des jeunes dans les pays pauvres, etc.) mais on ne peut plus arrêter cette évolution.

La contagion est la mesure de la soumission générale à une conformité. Pour la contrôler, il devient de plus en plus important de contrôler quelle est cette conformité.

Philippe Gouillou

Références : Billets Eco : 21, 23 ; Dawkins (1976, 1989, ISBN : 978–2738103918) ; Gouillou (2019) ; Harari (2015, ISBN : 978–0099590088) ; Henderson (2019a, 2019b) ; Müller-Vahl et al. (2021, doi:10.1093/brain/awab316) ; Mann & al. (2013, doi:10.1098/rsif.2013.0466) ; Muchnik et al. (2013, doi:10.1126/science.1240466) ; Lettres Neuromonaco : 18, 22, 85, 118 ; Rosati et al. (2021, doi:10.1098/rspa.2021.0457)

Photo : The Crowd For DMB 1 - 29 August 2009, 19:42. Moses. Wikimedia Commons. Licence CC-BY 2.0

Références