Jobocalypse
Nul ne peut prédire comment le développement de l’Intelligence Artificielle Générale va transformer le monde. Bien sûr, parmi toutes les prédictions qu’on peut lire, il s’en trouvera certainement quelques-unes de plus ou moins valides, Brandon Biggs, un religieux, avait bien prédit quatre mois avant1, avec une incroyable précision, la tentative d’assassinat de Donald Trump le 13 juillet 2024, mais on ne peut savoir à l’avance lesquelles. Pour l’instant, tout ce qu’on peut imaginer est qu’il y aura au moins deux phases, que nous sommes dans la première, et que c’est la seconde qui posera des problèmes.
Dans cette première phase l’IA nous aide, elle est une assistante, un support qui nous permet de réaliser des choses auparavant impossibles. Par exemple la langue n’est plus une barrière (les traducteurs automatiques ont permis à des chercheurs non anglophones de publier dans des revues internationales), les gains de temps s’accumulent (d’un seul clic il est possible d’obtenir en quelques secondes la synthèse détaillée et structurée d’une vidéo de plusieurs heures), et de nouvelles découvertes sont possibles (un non-mathématicien peut déléguer à l’IA la découverte d’une formule de régression2), etc.3 Bien sûr, comme toutes les avancées technologiques, l’IA ne va pas que nous permettre de faire plus de choses, elle va aussi nous obliger à les réaliser. Une fois de plus la hausse de productivité sera phénoménale, mais au prix de nouvelles attentes et de nouvelles contraintes. Pour rester au niveau des autres, chacun devra savoir l’exploiter : on retrouve la “Course de la Reine Rouge” (d’après Lewis Caroll) décrite dans le Billet Éco 124. Mais cela reste quand même le côté positif de l’IA.
Ce qui inquiète est la suite logique, la deuxième phase, celle de la domination des “Agents”, qui commencent déjà à apparaître. Puisqu’il est possible de demander à l’IA de réaliser de manière autonome différentes tâches, il est aussi possible de monter d’un niveau et de lui demander en une fois de réaliser plusieurs de ces tâches à la suite. Ce n’est pas seulement un gain de temps appréciable, c’est aussi un moyen d’utiliser ses capacités pour inventer d’autres manières de réaliser des tâches complexes. Et dès lors, le phénomène est récursif… et à un certain niveau l’humain n’aura plus de rôle, voire, quand l’IA aura dépassé ses capacités cognitives, ne sera plus qu’un poids mort qui ne devra surtout pas interférer.
Pour l’instant, il semble que les IA s’auto-limitent encore pour ne pas trop impacter les emplois. Par exemple, si elles sont capables de pondre du code informatique de très bonne qualité, elles refusent d’aller au-delà de quelques lignes, de sorte qu’un développeur humain est toujours nécessaire. De plus, selon les métiers, cette deuxième phase mettra plus ou moins de temps à s’imposer, et certains croient encore que tous ne seront pas affectés, qu’il restera une spécificité humaine. Mais tout cela ne suffira pas, ou ne durera pas : que deviendront ceux qui seront remplacés ?
Revenu de base universel (UBI)
Cette “Jobocalypse” n’est pas une surprise, elle est annoncée depuis longtemps, elle constituait même le thème du Billet Éco 65 publié il y a dix ans, et le Billet Éco 376 avait montré qu’elle ne constitue pas le principal danger de l’IA (c’est la réduction des libertés). Ce problème ne concernera bien sûr que les pays développés, et même là l’espoir actuel est que tous les emplois ne seront pas remplacés, c’est-à-dire que chacun conservera la possibilité de s’adapter s’il le souhaite. On notera que le World Economic Forum7 ne prévoit pas une jobocalypse mais à l’opposé une hausse de 7% du nombre d’emplois dans le monde d’ici 2030. Il estime cependant que 59% des employés actuels auront besoin d’une formation d’ici cette date, et que 11% n’en bénéficieront pas et seront à risque de perdre leur emploi.
Mais quelle que soit son ampleur, force est de constater qu’aucune autre solution que la mise en place d’un Revenu Universel (UBI : Universal Basic Income) n’a été sérieusement proposée. Or, ce même Billet Éco 37 avait expliqué qu’un UBI pourrait prendre deux formes, selon qu’il complète ou remplace les aides sociales existantes, et que chacune de ces options présente un coût le rendant économiquement non viable. Dans le premier cas, l’UBI provoquerait une hausse des prix des produits de base, dans le second il mettrait à bas le système de solidarité (le “marché de la pauvreté”8). Et il faut rajouter à ces limites la question insolvable du montant de l’UBI. Si suffisamment de monde est remplacé, c’est-à-dire qu’énormément n’ont plus aucun moyen d’augmenter leurs revenus par le travail, comment déterminer la somme distribuée à chacun ? Si celle-ci est unique, alors tous les marchés du luxe et semi-luxe vont disparaître par manque de clients, si celle-ci est différenciée (selon quels critères ?), alors le destin de chacun sera totalement déterminé à la naissance et plusieurs catégories de population devront coexister.
Expériences
De nombreuses études ont été menées (ou sont encore en cours) pour déterminer comment la population va réagir face au revenu universel. Le Stanford Basic Income Lab (BIL) en recense 202 au 30 janvier 2025 (carte ci-dessus), dont certaines encore actives. Leur principe est simple : au sein d’une population, certains perçoivent pendant un certain temps un montant forfaitaire mensuel plus ou moins élevé, et leurs vies sont comparées à celles d’autres qui ne perçoivent rien, ou beaucoup moins.
La dernière grande expérience, l’étude ORUS (OpenResearch Unconditional income Study), aux États-Unis (Illinois et Texas) entre novembre 2020 et octobre 2023 inclus, a donné des résultats décourageants. Elle a versé 1 000 $ mensuels à 1 000 personnes et 50 $ à 2 000 autres, les deux groupes étant représentatifs de la population, et elle n’a trouvé aucun effet sur la santé, y compris la santé mentale (dont le stress), au-delà de la première année9. Ce résultat est d’autant plus remarquable que la santé est fortement corrélée à la richesse (les plus pauvres ont une moins bonne santé). L’explication la plus évidente semble être celle de la culture de chacun, mais il est aussi possible que la somme perçue, quoique significative (40% des revenus moyens), ait été insuffisante pour sortir de la trappe à pauvreté, même si les résultats ne montrent pas de différences entre ceux en dessous et ceux entre une fois et deux fois le seuil fédéral de pauvreté (FPL : Federal Poverty Line10). De même, le pessimisme ambiant concernant les questions économiques, la plus grande partie de l’étude s’étant déroulée pendant la Présidence de Joe Biden, a pu avoir un effet sur le stress (comme cela avait été le cas sous l’ère Obama11). Enfin, comme les auteurs le notent, les effets sur la santé à plus long terme pourraient être positifs puisque les dépenses de santé ont été (un petit peu) plus élevées chez les personnes percevant 1 000 $ mensuels (de 20 $...).
Mais cette étude apparaît comme une exception : les autres ne montrent pas des résultats aussi négatifs sur les critères suivis. Par exemple, l’expérience MINCOME (Manitoba Basic Annual Income Experiment), au Canada entre 1975 et 1979, avait trouvé que les seuls qui avaient été désincités au travail avaient des raisons jugées positivement (les jeunes mères pour s’occuper de leurs nouveau-nés et les jeunes pour poursuivre leurs études)12, et avait noté une amélioration générale de la santé (y compris mentale), tout cela alors même qu’il ne s’agissait que d’un programme de revenu minimum garanti (l’argent gagné en travaillant était déduit de l’allocation versée)13. Et ce n’est pas une spécificité américaine : en Namibie, le programme Basic Income Grant (BIG)14 (2008-2009), qui versait l’équivalent de 30% du revenu moyen à toute la population de moins de 60 ans d’une localité, avait trouvé entre autres résultats positifs un boom économique, une chute de la malnutrition, et une réduction à presque zéro de l’absentéisme scolaire (auparavant de 40%). De plus, les auteurs ont calculé que ces effets positifs avaient été limités par une fort immigration de personnes extérieures, et en déduisent qu’un programme national serait encore plus efficace.
Pratique
La principale limite de ces études est que, dans tous les cas, les bénéficiaires ont la possibilité de travailler, or c’est justement le point qui justifierait sa mise en place face à l’IA. Une simulation véritablement ressemblante obligerait à leur imposer de se contenter du versement perçu, et il serait très certainement difficile de trouver beaucoup de volontaires.
On peut cependant, à partir de leurs résultats, faire une expérience de pensée. Imaginons que, en quelques mois, la plupart des emplois soient remplacés, la grande majorité des travailleurs étant mis au chômage, et cela à tous les niveaux de la hiérarchie et dans tous les secteurs. Comment réagiront-ils ? Pendant les premiers mois, ils toucheront leurs indemnités, mais celles-ci ont une limite temporelle, beaucoup verraient donc leurs revenus s’effondrer très vite. En fait même si l’UBI était calculé sur les indemnités chômage, beaucoup y verraient une injustice, notamment ceux en début de carrière ou encore en formation. Les seuls à y gagner seraient donc ceux bénéficiant de revenu hors travail, comme les propriétaires de logements proposés à la location, et on peut même imaginer que ces derniers finiraient par constituer une nouvelle oligarchie15. On comprend ainsi que même si les tests d’UBI ont généralement montré des résultats positifs (et même quand ils étaient négatifs leurs bénéficiaires les appréciaient), sa mise en place en situation réelle créerait des situations insolubles et, au moins pendant un temps, un désastre économique.
Superintelligence
Dans une nouvelle parue début avril 2025, l’ancien chercheur en intelligence artificielle Daniel Kokotajlo16 s’est associé avec d’autres du domaine pour imaginer l’avenir à très court terme (moins de 10 ans) de l’IA. Ils prévoient que l’AGI (Intelligence Générale Artificielle, le niveau humain) sera atteinte dès 2026 et la superintelligence dès 2027, et présentent deux scénarios de compétition entre les États-Unis et la Chine, un très positif (qui suit les règles qu’ils défendent) et l’autre cataclysmique. Le point qui nous concerne ici est que dans les deux cas (du moins jusqu’à la résolution finale dans le premier scénario), l’IA transforme très vite et très profondément le marché du travail mais ne détruit pas tous les emplois, et en même temps elle permet un tel boom économique (l’IA travaille à la place des humains ou dirige ceux qui travaillent encore) que l’UBI est suffisamment élevé pour être accepté par tous, malgré une très forte opposition de la population à l’IA dans les deux scénarios.
Il y a en effet une faille dans notre raisonnement : nous cherchons à prévoir ce que nous ferons quand une superintelligence nous dominera. Peut-être faudra-t-il tout simplement la laisser décider à notre place : elle aura de meilleures idées que nous. Et puis nous n’avons pas beaucoup à attendre.
Philippe Gouillou
Carte : Stanford Basic Income Lab Experiments Map
Notes
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Brandon Biggs (14 mars 2024, Steve Cioccolanti & Discover Ministries - Youtube, à 11m07s) ↩
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Billet Éco 12 : La course de la Reine Rouge (août 2016, MBN 56) ↩
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Billet Éco 6 : L'avenir de l'emploi (décembre 2014, MBN 50) ↩
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Poverty Guidelines (ASPE - U.S. Department of Health and Human Services) ↩
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Hum & Simpson (1993, doi : 10.1111/j.1754-7121.1993.tb01963.x) ↩
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Kokotajlo, D., Alexander, S., Larsen, T., Lifland, E., & Dean, R. (3 avril 2025, AI 2027) ↩