“C’est la plus vieille loi de la politique : tout gouvernement tend à s’étendre et un gouvernement socialiste s’étend absolument.”
Margaret Thatcher
Les systèmes
Les insectes sociaux, et notamment les fourmis, construisent des sociétés complexes, au point qu’on considère les fourmilières comme des superorganismes : comme des organismes, mais constitués de nombreux individus indépendants de la même espèce. L’impressionnante coopération entre toutes les fourmis s’explique facilement : elles sont toutes porteuses du même code génétique, et leur seule chance de transmettre leurs gènes est au travers de la reine, elles n’ont aucun intérêt génétique à la trahir. En cela, elles sont les équivalentes des cellules de notre corps.
Chez nous, humains, c’est plus compliqué. Déjà nos cellules nous sont attachées, elles font partie de nous et ne sont pas de petits individus indépendants, mais surtout nous ne sommes pas seuls : nous sommes porteurs de très nombreuses autres espèces. Il ne s’agit pas seulement des mitochondries, présentes dans les cellules, mais aussi des micro-organismes qui constituent notre microbiome. Ceux-là ne peuvent pas compter sur nous pour transmettre leurs gènes, aussi certains vont jusqu’à nous manipuler1 dans leur intérêt génétique. Mais ils sont quand même nécessaires pour faire de nous ce que nous sommes, aussi il est de plus en plus d’usage de considérer les humains comme des supraorganismes, des organismes constitués d’individus d’espèces différentes.
Nous avons déjà vu2 qu’un système a été défini par Ludwig von Bertalanffy (Autriche 1901–1972) comme “un ensemble d’éléments en interaction en fonction d’un but”, ces éléments étant le plus souvent aussi eux-mêmes des systèmes. Le but d’un système est ce qu’il fait (principe POSIWID d’Anthony Stafford Beer : “the Purpose Of a System Is What It Does”) et pour ce faire il dispose de propriétés propres, qui le distinguent de ses éléments constitutifs. Ce sont notamment l’homéostasie, qui cherche à maintenir un équilibre dynamique dans un environnement changeant, et les propriétés émergentes, qui ne peuvent exister qu’au niveau du système et ne sont pas déductibles de la somme de ses composants. Ces propriétés confèrent au système une vie propre, qui entraîne ses constituants, mais elle n’est que le résultat des leurs interactions : il ne faut surtout pas imaginer qu’un système serait dirigé par une entité indépendante.
Les superorganismes et les supraorganismes sont tous deux des systèmes, nous devons donc tous, individuellement, nous considérer comme des systèmes. Mais chez les humains on peut encore aller plus loin : nos interactions sont tellement développées qu’elles créent de nombreux autres systèmes, et même des systèmes de systèmes, qu’on appelle des cultures.
Comme tout système, la culture est tout d’abord définie par ses éléments, c’est-à-dire principalement d’autres cultures, qui elles-mêmes... jusqu’au premier niveau constitué par les humains qui les portent. Ces derniers exercent une influence déterminante. Nicolas Baumard et ses collègues3 ont proposé que “les phénomènes culturels sont un produit des gènes”, et Emil O. W. Kirkegaard4 avait commenté : “nous pouvons également considérer des sociétés entières, des pays et même des civilisations plus larges comme les phénotypes étendus [NdT : Effets des gènes au-delà de l’organisme qui les porte] du génome commun de la population”. En d’autres termes, ce sont les caractéristiques, notamment psychologiques5, des personnes qui la construisent qui permettent, ou pas, l’émergence d’une culture. Et la culture est aussi déterminée par ses propriétés au niveau du système, sa vie propre construite par nos interactions, lesquels sont liées à nos intérêts.
Et on peut aller encore plus loin. La culture ne nait pas seule, indépendante du monde qui l’entoure, elle en fait partie et interagit avec. Charles Murray6 appelle “milieu” ce “monde dans lequel nous sommes nés, dans sa totalité culturelle, sociale et économique - l’eau dans laquelle nous nageons”. Et il ajoute : “Le milieu est un élément causal omniprésent. Il ne se contente pas d’influencer nos comportements. Il exclut totalement de nombreuses possibilités et en rend d’autres presque inévitables.”
En tant que système de tous les systèmes, le milieu est particulièrement difficile à transformer. Charles Murray le note quelques lignes plus loin : “Le gouvernement peut influer sur le milieu, mais, malheureusement, les meilleurs exemples de réussite sont les régimes d’Hitler, de Staline et de Mao. Dans les régimes démocratiques, les changements dans le milieu sont généralement induits par de vastes changements dans la culture qui s’expriment ensuite dans les politiques publiques.”
Le Système
Parmi tous ces systèmes qui nous contraignent, les systèmes politiques, économiques, et administratifs ont une importance particulière. Non seulement ils exercent une influence directe sur notre vie, mais en plus nous croyons pouvoir les modifier, ou au minimum les orienter, aussi ils occupent énormément de nos débats. Ensemble, ils constituent ce qu’on appelle généralement “le Système”. Encore une fois, il n’est que le résultat d’interactions et n'est pas contrôlé par un groupe (les riches, les Juifs, les Illuminati, les Blancs, etc.7) comme beaucoup le croient, croyance qui a mené à des génocides au cours de l’histoire.
Le Système actuel est né à la sortie de la seconde guerre mondiale, il y a presque 80 ans. Au niveau international, il se base sur une domination américaine (longtemps concurrencée par l’URSS) au point que certains parlent de monde unipolaire. Au niveau politique il s’appuie sur le développement de la démocratie, c’est-à-dire de systèmes où la population peut choisir par des votes ses dirigeants mais où ceux-ci ont de plus en plus de pouvoir sur les individus. Et au niveau économique, s’il s’affirme “libéral”8, il se caractérise en fait par un interventionnisme toujours croissant des États et correspond de plus en plus à un intermédiaire entre le capitalisme et le soviétisme, la “Troisième Voie”9.
Comme annoncé dans les Billets Éco 1110 et 3411, ce système arrive à sa fin, tant au niveau des relations internationales (les conflits se multiplient) qu’à ceux politique (les tensions internes s’exacerbent) et économique (l’explosion de la dette va appauvrir tout le monde), et même culturel (les trois quarts de la population mondiale ne le soutiennent plus). À l’heure où nous mettons sous presse, Israël a éliminé en une semaine quasiment l’entièreté de la direction du groupe terroriste Hezbollah et blessé des milliers de ses membres, ce qui apparaissait inimaginable il y a encore quinze jours, et en représailles l’Iran a envoyé 180 à 200 missiles balistiques sur Israël, soit beaucoup plus que ce qui aurait été possible il y a seulement dix ans, mais l’avait fait prévenir auparavant afin que son action ne déclenche pas une guerre totale. Comment faire des prédictions dans un monde aussi surprenant ? Il y a trop de “cygnes noirs”12. Cependant, certaines grandes tendances semblent imposer des orientations.
Le coup de pied dans la fourmilière
Tout d’abord, on peut être assuré qu’une grande part des évolutions actuelles vont se poursuivre. Par principe même, les administrations vont continuer d’étendre leurs pouvoirs sur leurs populations (les "administrés"). Comme les résultats négatifs n’en sont jamais immédiatement perceptibles, aucun frein ne viendra les en empêcher. On remarque d’ailleurs que tout “risque” qu’un intervenant extérieur vienne contrer cette évolution provoque un effet “coup de pied dans la fourmilière” qui se rapproche de la panique. On le voit en Europe face à la désétatisation de la vérification des informations par le système de “Notes de la Communauté” de X, qui restreint les capacités étatiques de propagande (par exemple le FBI ne peut plus aussi facilement faire croire que l’ordinateur du fils de Joe Biden était une opération de désinformation russe), où un Commissaire Européen, Thierry Breton, est allé jusqu’à exiger officiellement la censure des discussions politiques lors de la campagne électorale américaine. On le voit encore plus aux États-Unis face à la proposition d’Elon Musk de faire le ménage dans l’administration fédérale américaine, ce qu’il avait déjà fait à Twitter (renommé depuis X) où il avait supprimé 80% du personnel sans altérer son fonctionnement opérationnel, démontrant ainsi qu’énormément d’employés n’y servaient à rien.
La révolution IA
Mais, même si ces transformations brutales ne se concrétisent pas, les administrations et les autres systèmes vont devoir s’adapter à une nouvelle révolution : celle provoquée par l’intelligence artificielle (IA), qui connait une extraordinaire croissance. OpenAI, qui a lancé ChatGPT il y a moins de deux ans, a déjà dix millions de clients payants (soit un chiffre d’affaires mensuel de deux cent millions de dollars) et est valorisée à 157 Milliards de dollars, et cela sans même être en situation de monopole. Tous les jours de nouveaux produits basés sur l’IA sont lancés, et il est annoncé que les robots humanoïdes pourront venir très bientôt nous suppléer13, ou supplanter14. Bien sûr, par suite des régulations mises en place par l’administration, toutes ces nouveautés (et notamment celles d’Apple et d’OpenAI) ne sont pas accessibles aux Européens.
Cette évolution technologique aura un double effet sur les administrations : si elle permettra de les décharger d’un certain nombre de tâches, et leur permettra aussi d’augmenter drastiquement le micro-contrôle de la population. On peut donc s’attendre à ce que le gain de temps qu’elles auront acquis sera utilisé pour renforcer leurs prérogatives.
Vers un nouveau Système ?
Le pire est que dans cette évolution le Système devient victime de sa propre homéostasie : il remet en question tout ce qui avait fait le succès de l’Occident, donc le sien. Arctotherium15 a remarqué que le Modèle de mariage d’Europe occidentale (WEMP) qui avait permis aux pays à l’ouest de la Ligne de Hajnal16 de bénéficier non seulement d’une forte démographie mais aussi de tout le système d’incitations qui a motivé la révolution industrielle, n’est plus la norme depuis la génération du Baby-Boom. Les deux fondamentaux, liés, que sont la liberté et la propriété, sont de plus en plus combattus par les États et les organisations supra-étatiques : la censure s’impose politiquement (aux USA la candidate Démocrate et son colistier veulent la constitutionnaliser) et judiciairement (notamment au Royaume-Uni), et la garantie de protection de la propriété a été mise à bas par les saisies des biens russes, ce qui a envoyé un message (négatif) très clair à l’ensemble du monde. Comme le résumait David Sacks17 en septembre dernier : “Dans la lutte mondiale contre l’autoritarisme, le véritable ennemi de l’occident est lui-même”.
Pour sauver le Système de lui-même, il faudra d’abord en restreindre les pouvoirs.
Philippe Gouillou
Image : Grok (X IA)
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Gouillou, P. (2020). What is sex for ? To transmit the genes of the microbiome... (No. k7u8w). PsyArXiv. doi:10.31234/osf.io/k7u8w ↩
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Billet Eco 32 : Contagion. Philippe Gouillou. Monaco Business News 77. 31 janvier 2022 ↩
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Baumard, N., André, J., Nettle, D., Fitouchi, L., & Scott-Phillips, T. (2023). The gene’s-eye view of culture : Vehicles not replicators. To appear in Handbook of Evolutionary Psychology (Nov 2023). Wiley. doi:10.32942/X2MS51 ↩
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Kirkegaard (2023). Taking the human extended phenotypes seriously. Just Emil Kirkegaard Things, 3 décembre 2023 ↩
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Gouillou, P. (2024). QI : Des causes aux conséquences — De la génétique au capitalisme cognitif (p. 198). Gouillou.com. ISBN: 978-2-9593985-1-3 ↩
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Murray, C. (2020). Human diversity. The biology of gender, race, and class. Twelve. Hachette Book Group. ISBN: 978-1-5387-4400-0 ↩
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Kulak. (2024). The managerial minority : Adolf hitler on woke 1.0. Anarchonomicon, 27 août 2024 ↩
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Base Eco 4 : Qu’est-ce que le Libéralisme ?. Philippe Gouillou. Monaco Business News 72. 27 octobre 2020 ↩
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Billet Eco 38 : La Troisième voie. Philippe Gouillou. Monaco Business News 85. 25 janvier 2024 ↩
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Billet Eco 11 : Le retour des frontières. Philippe Gouillou. Monaco Business News 55. 08 juin 2016 ↩
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Billet Eco 34 : Changement d’ère. Philippe Gouillou. Monaco Business News 79. 13 juillet 2022 ↩
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Billet Eco 15 : Eloge de la pensée négative. Philippe Gouillou. Monaco Business News 59. 11 mai 2017 ↩
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Hypothèse 85 : Une vie de chien. Philippe Gouillou. Evoweb. Vendredi 12 janvier 2024 ↩
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Hypothèse 86 : Patron. Philippe Gouillou. Evoweb. Dimanche 21 avril 2024 ↩
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Arctotherium. (2023). The western european marriage pattern. Not With a Bang, 2 décembre 2023. ↩
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Billet Eco 25 : Demography is everything. Philippe Gouillou. Monaco Business News 69. 20 janvier 2020 ↩