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L’astrologie a été inventée pour que les économistes aient l’air sérieux.
Charles Gave

Nous achetons des choses dont nous n'avons pas besoin avec de l'argent que nous n'avons pas pour impressionner des gens que nous n'aimons pas.”
Fight Club (1999)

10 billets de 10 euros chacun sont au milieu de la table, entre nous. Si nous nous entendons sur leur partage, nous pourrons garder ce que nous avons convenu, si nous ne trouvons pas d’accord, alors nous repartirons tous les deux sans rien (c’est le « Jeu du Dictateur »). Aussi je vous annonce que je n’accepterai rien en dessous de 9 billets pour moi : si vous voulez gagner le dernier vous devez accepter, sinon vous repartirez sans rien. Que décidez-vous ? (c’est le « Paradoxe du Maître chanteur » déjà présenté Billet Eco 31). Rationnellement il n’y a pas photo : un billet est plus que rien, aussi vous devez vous soumettre et accepter mon chantage. Mais il y a toutes les chances que vous refuserez cet argent gratuit : vous serez prêts à payer 10 euros pour que moi je n’ai pas les 90 autres. Comment l’expliquer ?

Les modèles économiques traditionnels se fondent sur l’idée que les humains sont rationnels, c’est-à-dire qu’ils choisiront toujours ce qu’ils peuvent prévoir (en fonction des informations disponibles) comme le plus rentable financièrement. Bien sûr, ils ne peuvent expliquer votre refus de 10 euros gratuits. Aussi, quand un psychologue (Daniel Kahneman) a montré que les décisions humaines ne sont pas rationnelles (il a eu le Prix Nobel d’économie pour cette démonstration), beaucoup se sont moqués des économistes dont les modèles étaient à terre. Nous étions entrés dans une nouvelle ère, plus scientifique, de l’économie.

CETERIS PARIBUS

Cette histoire est pourtant un peu exagérée. Il est tout à fait vrai que les économistes se basaient sur un modèle irréaliste, mais c’est justement ce qui fait la force des modèles : leur simplification permet de fonder des expériences de pensée. Un modèle qui serait trop précis, trop riche, trop détaillé, dépasserait nos capacités de compréhension et serait de fait totalement inutile . Aussi les chercheurs ne vont retenir que quelques critères, ceux qui leur paraissent les plus pertinents, les faire varier, et construire une théorie qui décrit plus ou moins bien les observations obtenues. Une locution latine en résume bien le principe : les résultats sont valides « Ceteris paribus » (forme complète : « Ceteris paribus sic stantibus »), c’est-à-dire « Toutes choses étant égales par ailleurs ». En fait il n’y a pas que les économistes qui fonctionnent de cette manière : toutes les sciences sont obligées de restreindre leur champ de validité, et c’est même ainsi que nous concevons en permanence ce qui nous entoure : nous vivons proprement dans des modèles que nous construisons en imaginant (et espérant) que seuls les critères que nous avons pris en compte auront de l’influence.

LE PROBLÈME

Le problème est qu’en économie les choses ne sont jamais égales par ailleurs : il y a beaucoup trop de facteurs influents en jeu, comment construire un modèle valide dans ces conditions ?

Pour l’instant, personne n’y est encore parvenu. Bien sûr, des Lois générales, c’est-à-dire des orientations, ont été plus que démontrées : on sait par exemple que la liberté est nécessaire pour la croissance économique et que toutes les interventions étatiques auront un coût direct, et on peut en conséquence prévoir avec certitude quels pays s’écrouleront dans la pauvreté et le chaos, rien qu’à partir de leur orientation économique. Mais on butte sur des prévisions plus précises.

Cette limite ne signifie cependant pas que ces modèles sont condamnés à être toujours inutiles. Les histoires du type que celle que nous avons utilisée ci-dessus sont généralement présentées comme des preuves que l’être humain est irrationnel, mais ce n’est qu’à moitié vrai. Certes, si on définit la rationalité comme le fait de toujours chercher à optimiser ses gains monétaires, comme le font les modèles, alors le refus du billet ne peut être qualifié de rationnel. Mais il ne s’agit là que d’une définition très restrictive de la rationalité, qui n’implique pas que l’être humain serait fondamentalement irrationnel, c’est-à-dire victime de ses émotions et donc totalement imprévisible. En fait, il suffit de rajouter un facteur (l’approche évolutionniste) à ces modèles pour que votre comportement de refuser le billet apparaisse tout à fait rationnel. Le problème n’est donc pas une remise en cause du modèle, mais des critères qu’il intègre, ce qui signifie qu’il est facile de le corriger.

Imaginez que vous acceptiez mon chantage et préfériez partir avec le billet, c’est-à-dire m’en laisser neuf. D’un côté vous seriez parti avec un billet plutôt que rien, ce qui n’est pas négligeable. Mais de l’autre vous auriez accepté de vous soumettre, c’est-à-dire que vous vous seriez construit la réputation de quelqu’un prêt à accepter n’importe quoi, à qui on peut tout proposer, qu’on peut écraser. 10 euros suffisent-ils à compenser une telle tache qui créera un précédent pour d’éventuelles futures négociations plus importantes ? Bien sûr, si vous avez au présent un besoin vital de ces 10 euros, vous serez contraints d’accepter l’exploitation, mais vous aurez alors l’obligation de remonter votre réputation plus tard, d’une manière ou d’une autre, de tout faire pour prendre votre revanche. En d’autres termes ces 10 euros ne sont vraiment pas gratuits : aurait-il été rationnel, au sens des modèles classiques, de les accepter ?

On pourrait reprocher aux modèles économiques classiques de ne pas avoir intégré dès le départ ces évidences, mais à l’époque la psychologie ne disposait pas encore de modèle suffisamment solide pour ce faire. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, nous pouvons de nouveau nous appuyer sur des modèles économiques rationnels.

Philippe Gouillou