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Si je vous demande s’il vaut mieux utiliser un pistolet ou un couteau pour tuer un enfant, répondez-vous que cela dépend, chaque arme présentant ses avantages et ses inconvénients, ou qu’une telle question prouve que je prône le meurtre d’enfants ou, au minimum, que je suis un dérangé ? Quand Donald Trump (2016) déclare qu’il importe peu qu’une citation soit attribuée à Mussolini, que c’est la qualité de celle-ci qui compte, êtes-vous d’accord avec lui ou considérez-vous que cela prouve son fascisme ?

Si vous avez choisi la première option dans les deux cas, alors vous êtes un fort “découpleur cognitif”, selon l’expression de Stanovich & West (1998) : vous pouvez isoler (découpler) un élément de son contexte et l’étudier pour elle-même. Sinon vous êtes un faible découpleur, c’est-à-dire que pour vous une information ne doit pas être prise en compte indépendamment, mais doit toujours être analysée avec son contexte.

Les faibles découpleurs ont des arguments pour défendre leur approche. Ils peuvent notamment rappeler qu’une information ne peut être totalement indépendante de son contexte, et que croire qu’on pourrait s’en abstraire n’est qu’un leurre. Même le célèbre “Ceteris paribus” (“Toutes choses égales par ailleurs”) des études scientifiques est quelque peu illusoire : on ne sait jamais si des facteurs inconnus n’ont pas eux aussi été modifiés par l’expérience, avec un effet déterminant sur le résultat de celle-ci. Les faibles découpleurs peuvent également avancer que certaines informations sont tellement marquées historiquement qu’on ne peut les comprendre sans en tenir compte. Eux seuls sont donc capables d’avoir une compréhension globale des événements, et d’en offrir une vision complète.

Mais rien n’est parfait.

Le faible découplage peut aussi amener à comprendre totalement à l’envers les discours, et on le voit fréquemment. Par exemple Richard Dawkins (2020) avait provoqué une "Tempête Twitter" en étant accusé exactement de ce contre quoi il avait toujours milité. Par leur obsession pour le contexte, en croyant détecter des intentions cachées, les faibles découpleurs n’avaient rien compris à son tweet. De même, quiconque ne parviendrait pas à distinguer des caractéristiques pratiques de leur implication morale (notre premier exemple) ne pourrait pas garantir la bonne utilisation d’un outil même dans des circonstances neutres. De plus, comment doit-on définir l’étendue du contexte ? Doit-on, comme les Wokes (Billet Éco 33), y inclure l’origine de chacun et dénier à un milliard d’humains tout droit à la parole, au nom de l’antiracisme ?

C’est que cette différence de fonctionnement cognitif est très utilisée en propagande. Il est en effet facile d’exploiter les faibles découpleurs, beaucoup plus sensibles aux biais cognitifs (Billet Éco 23), pour délégitimer et invisibiliser (“cancel”) les forts découpleurs. Si un de ces derniers remarque que telle ou telle politique, dite sociale, aura un effet opposé à son objectif officiel parce qu’elle augmente encore les charges sur les entreprises, il suffit de répondre qu’il est en guerre contre les pauvres. Non seulement les faibles découpleurs le croiront, mais ils seront en plus persuadés d’avoir compris un message caché, c’est-à-dire d’avoir atteint un niveau de vérité plus profond, quand ils n’auront fait que de la projection.

Au quotidien, bien sûr, les discussions entre les forts et faibles découpleurs peuvent être explosives. Mais c’est surtout dans les débats politiques et économiques que cette opposition a très fréquemment des effets désastreux. De nombreux conflits naissent entre des personnes fondamentalement d’accord sur l’essentiel, voire sur tout, simplement parce qu’elles sont incapables de comprendre leur différence de mode de fonctionnement. Le faible découpleur sera outré par un discours qu’il entendra comme chargé de lourdes connotations, et le fort découpleur sera blessé par les accusations qui lui seront portées. Et si un fort découpleur pourrait croire qu’une simple explication suffirait à lever les malentendus, dans les faits il sera souvent juste accusé d’avoir des intentions cachées.

Philippe Gouillou

Sources : Billets Éco 23 (Monaco Business News 63, 18 juillet 2019) et 33 (Monaco Business News 78, 29 avril 2022) ; Dawkins (Twitter, 16 février 2020) ; Stanovich & West (1998, doi:10.1080/135467898394094) ; Trump (NBC News, 28 février 2016)

Image : Explosion nucléaire. Licence : Domaine Public