“Un privilégié est quelqu’un qui bénéficie d’un avantage payé par quelqu’un d’autre.”
Jean-François Revel
Vous disposez d’un physique très avantageux et cela se remarque, les autres se retournent sur votre passage, sont prêts à se mettre en quatre pour vous, et d’ailleurs vous bénéficiez d’un salaire plus élevé que les autres moins bien lotis. Êtes-vous privilégié ? Au sens usuel du terme, oui, cela ne fait aucun doute, toute la presse vous le répète en permanence, ainsi que de nombreuses personnes de votre entourage : la vie est injuste, et pas assez à leur avantage. Mais ce n’est pas le sens du mot “privilège” qui est utilisé en économie.
Le mot “privilège” provient du latin privilegium dont la construction donne le sens : privus (“privé”) et lex (“loi”). Un privilège est une loi privée, c’est-à-dire qui donne un droit particulier à un individu ou à un groupe.
Une telle loi peut être nécessaire et est justifiée quand les droits particuliers qu’elle octroie bénéficient à tous. Par exemple nous avions vu dans le Billet Éco 241 que “ce n’est pas le pompier qui a le droit de s’affranchir des règles de la circulation, c’est tout le monde qui a le droit d’être sauvé plus vite, c’est-à-dire notamment par des secours non bloqués par des feux de circulation”. Mais ces lois privées ont surtout été utilisées au cours de l’histoire pour distinguer des populations et donner à certaines des avantages sur les autres : les droits DE sont transformés en droits À.
Dès lors le glissement de sens est évident : le privilège est un déséquilibre dans un jeu à somme nulle2. Il ne suffit pas d’être avantagé pour être privilégié, il faut que ce soit au détriment d’autres. Comme l’avait brillamment résumé Jean-François Revel en 19963 : “Un privilégié est quelqu’un qui bénéficie d’un avantage payé par quelqu’un d’autre.”
Nous recherchons tous des privilèges, et nous sommes surtout particulièrement bons à les justifier. Par exemple, Paul Piff avait montré qu’une personne gagnant au Monopoly (un jeu à somme nulle) une partie qu’elle sait totalement truquée en sa faveur (un jet de pièce préalable avait décidé des avantages de chaque joueur), ne fait pas que se comporter différemment pendant le jeu, par exemple en s’attribuant plus des gâteaux mis à disposition et en montrant plus de signes de dominance, mais aussi explique sa victoire après le jeu par ses propres talents au lieu de la chance, négligeant le jet de pièce. En fait, elle va même plus croire que le monde est juste4.
Certains se moqueront de ces joueurs qui leur paraîtront ridicules, mais ces études sont représentatives de ce qui se retrouve partout, et même de plus en plus. Beaucoup mettent en avant des spécificités, réelles ou supposées, pour obtenir des traitements particuliers à leur bénéfice, au détriment des autres. Et certains vont même encore plus loin en utilisant le sens dévoyé du mot privilège pour exiger des avantages payés par d’autres. La technique est toujours la même : ils commencent par affirmer que tel groupe, défini ad hoc, bénéficie d’avantages indus et donc exigent que ses membres leur paient des compensations, au nom de la "Justice sociale"5 ou autre. Et comme il n’y a pas qu’un seul groupe à l’appliquer, le débat public se transforme en une succession de conflits pour déterminer lesquels ont le plus droit aux ressources des autres, c'est-à-dire lesquels seront les plus privilégiés, au sens strict.
Il faut donc bien "lutter contre les privilèges", dont ne pâtissent pas seulement leurs victimes désignées mais la société tout entière. Mais vous, vous pouvez déculpabiliser : vous n'êtes pas privilégié par votre beauté, votre intelligence, votre santé, non plus qu’aucune autre de vos caractéristiques avantageuses. Vous n'avez pas à vous en sentir redevable, et vous ne devez rien à personne. Profitez-en bien !
Philippe Gouillou
Image : Grok – X AIw