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Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
Alfred de Musset

Vous êtes un jeune talent dont le pays a besoin et vous en êtes fier : une de ses nombreuses entreprises vous y propose un poste intéressant à un salaire attrayant. Vous acceptez cette opportunité avec enthousiasme et c’est plein d’optimisme que vous quittez le Nord profond pour venir travailler à Monaco, une nouvelle vie s’ouvre à vous !

Hélas, dès le premier soir votre moral prend un coup fatal. Vous aviez déjà compris que la Principauté et ses communes limitrophes étaient hors budget, aussi, comme plus du quart des actifs à Monaco, les fameux "Pendulaires", vous vous étiez rabattu sur Nice. Votre idée était que dans une ville de cette taille vous ne rencontreriez aucune difficulté à trouver des logements à votre portée. Hélas, toutes les agences immobilières que vous avez visitées, et tous les propriétaires que vous avez contactés en direct, tous vous ont répété le même mantra : toute location, même la moins chère du gourbi le plus mal placé, exige que vous ayez déjà trois mois révolu de CDI. Il est inutile d’insister, vous a-t-on dit : pendant trois mois vous ne pouvez loger qu’à l’hôtel ou en location précaire, ou, comme de plus en plus, dans votre voiture ou dans la rue.

Un peu sonné, votre rêve écroulé, vous cherchez à comprendre et vous vous plongez dans tous les articles que vous pouvez trouver. Vous remarquez d’abord que le secteur immobilier se porte très bien : Nice est même l’une des très rares grandes villes de France à ne pas connaître de baisse des prix. Cela vous semble logique, Nice est au cœur d’une zone touristique de luxe connue mondialement qui est coincée entre la mer et la montagne : non seulement la topologie des lieux restreint les constructions, mais de très nombreux logements y sont réservés aux locations saisonnières, et surtout les riches étrangers y rendent la vie hors de prix pour les locaux, c’est ce qu’on voit dans de nombreux pays du monde. De fait, Nice est classée juste après Paris, alors même que les salaires y apparaissent être d’un niveau provincial. Ce dernier point vous titille, vous décidez de le mesurer.

Pour éviter les extrêmes du grand luxe vous vous intéressez aux médianes. Votre calcul est simple : vous prenez la médiane des prix des logements et vous la divisez par le revenu médian des foyers. Ce que vous trouvez est plus que net : les Niçois doivent mettre dans le logement plus de 50% de plus en proportion de leurs revenus qu’un Français moyen (ratios : 9,4 contre 6,1) et presque un tiers de plus qu’un Francilien (ratio : 7,9), alors même qu’ils bénéficient d’un meilleur climat que les autres. Il n’y a pas que l’immobilier de luxe qui vous est inaccessible.

Vous avez quand même un gros doute, ces chiffres vous paraissent trop énormes. Et puis votre méthode de calcul vous parait trop grossière : comment être sûr que vous ne comparez pas des pommes et des oranges ? Si les logements à Nice sont si chers, c’est peut-être tout simplement culturel : les Niçois tiennent à en avoir de meilleur qualité, ils investissent plus sur leur confort. Comment savoir ? Vous êtes sûr que quelqu’un a dû s’intéresser à ces ratios aussi vous cherchez encore.

Enfin vous découvrez Jacques Friggit1, ingénieur général à l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (IGEDD)2, un organisme dépendant du Ministère de l’Environnement français, qui a fait des recherches plus que reconnues sur le sujet. Il a notamment étudié l’évolution des prix des logements depuis 1200 et en publie tous les mois une mise à jour3. Bien sûr, comme il l’explique dans une conférence de janvier 20254, il a bien pris en compte les questions de qualité des logements, et plutôt qu’aux prix il s’est intéressé à l’évolution de ceux-ci au cours du temps. Et si ses résultats ne distinguent pas Nice du reste de la France, ils sont impressionnants.

Jacques Friggit a trouvé que le ratio Indice du prix des logements / Revenu brut des ménages est resté assez stable entre 1965 et 2000 (courbe noire ci-dessus) : c’est ce qu’on appelle depuis le “Tunnel de Friggit”. Cela vous paraît logique : chacun se loge en fonction de ses moyens. Mais la surprise est que ce ratio a ensuite totalement divergé par le haut pour les ventes de logements anciens, mais pas pour les loyers dont l’indice est resté globalement stable (courbe bleue). On parlerait de “Bulle immobilière” si elle ne durait pas depuis si longtemps (25 ans) : il faudrait une baisse de 35% des prix des logements pour retourner au niveau du tunnel. Et comme les loyers n’ont pas suivi, il y a une pénurie des biens mis en location.

Pourquoi un tel écart ? Vous cherchez et trouvez que les économistes l’expliquent par les effets secondaires des mesures d’aide au logement, surtout l’autorisation de plus longues durées d’emprunt. Ce n’est qu’une manifestation de plus de ce que Bastiat appelait “Ce qu’on ne voit pas5 : en situation de pénurie, les aides ne bénéficient qu’à ceux qui sont déjà en position de force6, c'est-à-dire ici pas aux acheteurs, et encore moins aux locataires, vous auriez pu le deviner. Vous comprenez maintenant que ce n’est pas la Côte, son soleil, sa mer et ses montagnes, c’est que vous devez payer pour les décisions politiques des dernières décennies, c’est juste que vous êtes né trop tard.

Philippe Gouillou

Image : Prix de l’immobilier d’habitation sur le long terme, actualisé le 28 mai 2025. IGEDD