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La déesse de la pluie

La culture du riz sur l’île indonésienne de Bali se fait sur des terrasses (comme des restanques) que les cultivateurs doivent inonder. L’eau n’étant pas une ressource inépuisable, comment font les cultivateurs du bas des collines pour empêcher ceux dont les champs sont situés plus près des sources de la garder entièrement pour eux ?

La Déesse Dewi Danu est une des plus importantes de l’Hindouisme balinais, elle est celle des lacs et des rivières et est directement impliquée dans la gestion de l’eau. C’est en effet dans ses temples que se réunissent les cultivateurs pour organiser le partage de l’eau, et cela semble-t-il depuis environ un millier d’années. Mais ce n’est pas son autorité divine qui incite les cultivateurs en amont à laisser de l’eau à ceux en aval, comme l’a prouvé un fiasco étatique des années 1970s.

À cette époque, le gouvernement avait voulu augmenter la production de riz en imposant des méthodes qui avaient marché ailleurs : passage de deux à trois cultures par saison, suppression des assemblées (“subak”) de cultivateurs, etc. Le résultat en avait été catastrophique : non seulement des pénuries d’eau avaient été constatées, mais des successions d’invasion de parasites avaient plombé la production restante. Et ce sont deux universitaires américains (Lansing & Kremer, 1993) qui ont pu expliquer pourquoi : les cultivateurs en amont ont intérêt à ne pas assécher ceux en aval pour ne pas subir les parasites. L’organisation par subak avait permis de constituer un “système adaptatif complexe”, un Jeu au sens de la Théorie des Jeux, où, comme dans le célèbre Dilemme du Prisonnier, la coopération est plus rentable pour tous que la trahison, un Jeu à somme non nulle.

Les Jeux à somme nulle

Le Billet Éco 10 avait montré que l’économie est un Jeu à somme positive : dans un échange libre, chacun gagne au moins autant que l’autre, il n’y a pas de participant qui se trouve perdant. Et si ces gains sont le plus souvent minimes, leur accumulation sur le grand nombre permet l’enrichissement de tous. Mais le diable se cache dans les détails : même les Jeux à somme positive peuvent contenir des Jeux à somme nulle. Par exemple, si vous négociez une remise de 10 € sur un achat libre, votre vendeur et vous aurez bien tous deux gagné. Mais les 10 € sont dans votre poche, pas dans la sienne, c’est bien un Jeu à somme nulle.

Une fois connu le risque des parasites, cette pratique balinaise ne surprend pas vraiment, tous, en amont comme en aval, ont un intérêt direct aux négociations, ils sont obligés de s’entendre. Mais cette histoire nous montre aussi autre chose de plus important : le partage de l’eau ne fonctionne que quand il est géré au quotidien par les acteurs directs, pas quand il est imposé par une entité externe, en l’occurrence le gouvernement.

Les syndicats

Ce que nous expliquons maintenant par la Théorie des Jeux et appelons Principe de subsidiarité (les décisions doivent être prises au niveau le plus proche possible de leur application) n’a rien de neuf. Au cours de l’histoire, les métiers se sont organisés en Corporations, qui ont bénéficié à certaines époques d’un pouvoir important.

Mais la révolution industrielle a engendré un nouveau besoin : par la multiplication du salariat et des grandes entreprises, elle a créé deux groupes aux objectifs divergents, les employeurs et les salariés. Les négociations ne devaient plus seulement assurer l’organisation interne à chaque profession, mais aussi permettre de négocier les Jeux à somme nulle qui apparaissent nécessairement entre les deux groupes. Nous retrouvons en effet la même situation que celle des agriculteurs balinais en amont ou en aval : chacun perd à faire une concession à l’autre mais tout le monde gagne à s’entendre. Et, là aussi, il est plus efficace de laisser les parties s’entendre entre elles, que les négociations se passent au niveau le plus bas possible, que d’imposer des diktats venus d’en haut, comme le gouvernement balinais l’avait si malencontreusement démontré.

Il y a un siècle, le comte Richard Coudenhove-Kalergi prévoyait que les syndicats finiraient par dominer le politique (Evoweb, 2017) :

Deux groupes de force économiques commencent, dans les États du travail capitalistes, à se partager la direction de l’économie : les représentants [Vertreter] des entrepreneurs et des travailleurs — les trusts et les syndicats. Leur influence sur la politique croît et va dépasser en importance celle des parlements. Ils se complèteront et se contrôleront réciproquement comme jadis le sénat et le tribunat, la chambre haute et la chambre basse. Les trusts dirigeront la mise sous contrainte des forces de la nature et la conquête des trésors de la nature— les syndicats contrôleront la répartition des prises [Beute : proies].”
Apologie de la technique (1922), IX.6

En réalité, comme expliqué dans le Billet Éco 14, le développement économique a réduit l’importance de la distinction entre les employeurs et les employés, et donc l’importance des syndicats. Mais ils restent nécessaires pour transformer en Jeu à somme positive les Jeux à somme nulle qui apparaissent nécessairement dans les relations économiques.

Philippe Gouillou 

Références : Billets Éco 10, MBN 54, décembre 2015 et 14, MBN 58, décembre 2016 ; Evoweb, 2017 ; Lansing & Kremer (1993, doi : 10.1525/aa.1993.95.1.02a00050

Image : Pura Ulun Danu Bratan, Bali, Indonesie, le 10 avril 2015 à 12h02. Photo : Konstantinos Trovas. Licence CC-BY-SA 3.0.