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“Peut-être les génies sont-ils les seuls vrais hommes. Dans toute l’histoire de l’humanité, il n’y a eu que quelques milliers de vrais hommes. Et nous autres, qui sommes-nous ? Des animaux capables d’apprentissage. Sans l’aide des vrais hommes, nous n’aurions quasiment rien trouvé. Presque toutes les idées qui nous sont familières ne seraient jamais apparues dans des cerveaux comme les nôtres. Plantez-y la graine et elles pousseront, mais nos cerveaux n’auraient jamais pu les faire naître spontanément.”
Aldous Huxley (1894 - 1963)

Quelle est la force d’une chaîne ? Vous le savez, vous l’avez toujours entendu, un jeu télévisé a été basé dessus : elle dépend de son maillon le plus faible, qu’il lâche et elle ne sert plus à rien. Et l’image de la chaîne est souvent employé parce que son message est évident : pour que quelque chose tienne, réussisse, il faut faire particulièrement attention à son point le plus fragile, assurer un niveau de qualité minimum. On retrouve la “Théorie des Gnous” présentée Billet Éco 15 qui illustre bien la Sélection Naturelle : “un troupeau n’a pas besoin de courir plus vite que l’animal le plus lent puisque c’est ce dernier qui sera attaqué par les prédateurs”. Aussi de très nombreuses lois, règlementations, bonnes pratiques, cherchent à garantir ce minimum : les exemples en sont innombrables. Qu’est-ce qui est le plus important quand vous sortez au restaurant ? Pas qu’il soit gastronomique, c’est juste un plus, mais que la nourriture servie soit digeste, que vous en sortiez en bonne santé, et pour cela que la “chaîne du froid” soit solide. Que demandez-vous le plus à un véhicule ? Qu’il vous emporte là où vous voulez aller sans panne et sans accident. Etc.

Les choses sont pourtant plus compliquées. Comme le montre un article d’Adam Mastroianni (2023), les problèmes de maillon faible ne représentent qu’un des deux types de problèmes existants, et négliger ceux de maillon fort est contreproductif, voire destructeur.

Les problèmes de maillon fort, ce sont ceux où ce qui compte n’est pas la garantie d’un niveau minimum, mais le niveau atteint. On peut citer par exemple la recherche scientifique. Qu’est-ce qui a le plus d’influence sur le monde : qu’aucun chercheur ne soit incompétent ou que quelques chercheurs atteignent un niveau exceptionnel ? La réponse est évidente : un Isaac Newton (1642–1727) a plus transformé le monde que des millions d’esprits normaux. Et il n’y a pas que dans le monde scientifique ! En informatique ce sont les génies qui inventent et créent, et transforment le monde, pas la masse : un Aaron Swartz (1986–2013) a eu plus d’influence sur Internet, et donc sur le monde, que l’immense majorité des informaticiens pris ensemble.

Or, énormément de problèmes de maillon fort sont traités comme des problèmes de maillon faible. La recherche scientifique est plombée par tout un ensemble de règles contraignantes pour assurer un niveau minimum, avec comme conséquence directe que si de plus en plus d’études sont publiées, il y a de moins en moins de découvertes exceptionnelles (Park et al., 2023). Pire : le système de validation par les pairs avant publication (“Peer Review”), mis en place justement pour lutter contre les maillons faibles, fait que les chercheurs sont obligés de communiquer à leurs concurrents leurs résultats avant publication, et de nombreux Prix Nobel ont déclaré qu’ils ne pourraient plus de nos jours faire les études qui leur ont apporté le succès.

Dans ces conditions, est-il toujours important de tout faire pour que tous les chercheurs et tous les informaticiens aient un niveau minimal ? Ne serait-il pas plus rentable de tout faire pour permettre à des génies d’éclore ? Préférez-vous vous assurer que tous vos vendeurs atteignent un minimum de vente ou permettre aux meilleurs de remporter des marchés exceptionnels ?

Faudrait-il alors distinguer deux humanités : celle des normaux (“midwits”) à soumettre aux règles des maillons faibles, et celle des génies qui en seraient exemptés ? Non. Au-delà même de l’impossibilité de détecter qui appartiendrait à la catégorie privilégiée de qui en serait exclu, l’histoire montre que tout le monde peut parfois bénéficier de la garantie apportée par l’approche maillon faible. Ce n’est pas seulement qu’un restaurateur peut faire une erreur et empoisonner ses clients (Institut Pasteur, 2023), c’est qu’un grand scientifique comme Albert Einstein aurait mieux fait d’accepter la critique apportée par le système de peer review en 1936 plutôt que de se vexer, il y aurait gagné plusieurs mois (Kennefick, 2005).

Mais faudrait-il, pour ces quelques exemples, interdire tout risque ? Non plus. Les procédures de lutte contre les maillons faibles sont lourdes et sclérosantes, et en plus n’apparaissent jamais suffisantes : à chaque instant des fonctionnaires et des politiciens veulent nous en imposer de nouvelles “pour plus de sécurité”. Pourtant, l’histoire du restaurateur n’a fait la Une que parce qu’elle est rare et Einstein a lui-même corrigé son erreur avant publication, quand Aaron Swartz a été poussé au suicide à 26 ans par les forces anti maillons faibles.

Il ne faut bien sûr pas négliger les problèmes de type maillon faible, mais il faut surtout toujours se demander s’ils ne seraient pas mieux traités en tant que problèmes de type maillon fort.

Philippe Gouillou

Références : Billet Éco 15 (MBN 59, Mai 2017) ; Institut Pasteur (29 septembre 2023) ; Kennefick (2005, doi:10.1063/1.2117822) ; Mastroianni 11 avril 2023 ; Park et al. (2023, doi:10.1038/s41586–022–05543-x).

Image : Licence CC0