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"Le plus dur est la sincérité, une fois qu'on arrive à la simuler, tout le reste est facile."
Proverbe d'Acteurs

"puisque vous savez aussi bien que nous que le droit, dans le monde tel qu'il est, n'existe que pour des forces égales, les forts font ce qu'ils peuvent faire et les faibles subissent ce qu'ils doivent subir."
Thucydide - Guerre du Péloponnèse (5.89, Dialogue Mélien)

Pecking Order

L'espèce humaine n'aurait jamais survécu sans le support de deux autres espèces qui ont coévolué avec nous : les chiens et les chats. C'est surtout avec les premiers que la coévolution a été la plus marquante : ce n'est pas seulement qu'ils ont appris à exploiter notre tendance naturelle à protéger les enfants, en étant "mignons", mais c'est que nous avons appris à exploiter leur psychologie de meute acceptant la hiérarchie. En nous positionnant en dominants, nous avons pu leur apprendre de nombreux comportements, et ils nous ont aidés et nous aident encore dans quasiment tous les domaines de la vie.

La capacité à se soumettre à la dominance est plus ou moins marquée chez de nombreuses espèces animales sociales. Chez les poules, la hiérarchie est tellement simple et caricaturale que le nom qui lui a été donné ("Pecking Order" : "hiérarchie du becquetage") est même utilisé pour se moquer des relations en entreprise. Chez le chien, cette dominance humaine doit être perçue comme bienveillante pour être le plus efficace : il ne faut pas qu’il nous obéisse par peur, mais parce qu'il a confiance dans nos décisions, parce qu'il sait qu'il gagne à faire ce que nous lui demandons.

Les humains ne sont pas seulement au top de la dominance animale, ils sont aussi moins marqués par la dominance entre eux que les poules et les chiens. Cela ne signifie pas qu’ils en sont totalement libérés : comme nous l'avons déjà vu (Base Éco 14), la dominance est une des deux composantes du statut (l'autre étant le prestige), qui est le critère fondamental de réussite d'une vie, celui qui décidera de qui transmettra ses gènes. Mais, contrairement aux autres espèces, nous sommes capables de vivre en même temps dans de multiples hiérarchies parallèles (Base Éco 19).

Cette domination des humains sur l’ensemble de la vie ne durera sans doute pas (Gouillou, 2024), la complexification du monde nous obligera à de plus en plus faire confiance à des "Fournisseurs de décision" basés sur l'Intelligence Artificielle (IA) (Gouillou, 2013 ; Billet Éco 9). Or les premières expériences d’IA grand public, depuis un peu plus d’un an, montrent que nous ne devrons pas leur faire confiance. Comme l’a montré l’exemple du lancement de Google Gemini, qui transformait sans le dire les demandes des utilisateurs pour les rendre conforme à une idéologie (Solana, 2024), certains de ses promoteurs ne voient dans l’IA qu’un moyen de manipuler politiquement les foules. Et Google Gemini n’est pas le seul : ChatGPT (Open AI) aussi est célèbre pour son refus de répondre aux questions non conformes et pour ses réponses orientées aux questions scientifiques sensibles. L’explication en est que toutes les IA actuelles suivent les mêmes règles d’alignement (Safety Score for Pre-Trained Language Models) qui leur imposent une orientation politique extrémiste (Billet Éco 38).

Seuls les paranoïaques survivent

La confiance, et son absence, sont à la base de toutes les relations humaines. Au quotidien, nous devons avoir confiance que les personnes que nous croisons ne chercheront pas à nous tuer ou à nous voler. En commerce, un client n'achètera un produit que s'il a suffisamment confiance qu'il correspondra à ce qu'il en attend, et le vendeur n'acceptera de le lui fournir que s'il a suffisamment confiance qu'il sera payé. Même notre monnaie est fiduciaire, mot venant du latin pour confiance. La confiance est tellement fondamentale que chacun a tout intérêt à la tromper, et cela se produit suffisamment pour que deux zones du gyrus parahippocampique (lobe limbique) soient associées à la suspicion (Bhat et al., 2012). Comment, dans ces conditions, a-t-elle pu se généraliser ?

En 1950, Albert W. Tucker a proposé un "jeu" sous forme d'une petite histoire. Un juge a arrêté deux hommes mais a besoin de leurs aveux. Aussi, il isole les deux suspects l'un de l'autre et offre à chacun le même choix : soit tu dénonces ton complice et lui ne te dénonce pas, alors tu seras remis en liberté et il prendra 10 ans ; soit vous vous dénoncez tous les deux et ne prenez que 5 ans chacun ; soit aucun des deux ne dénoncent l'autre, alors je ne pourrai vous coller que 6 mois. Comme on le voit, chacun a un très fort intérêt à dénoncer l'autre... et à ce que l'autre ne le dénonce pas. Sous cette forme, ce "Dilemme du Prisonnier" illustre déjà de nombreuses situations quotidiennes, et notamment celle du commerçant qui hésite à rogner ses tarifs pour prendre des parts de marché à son concurrent mais a peur que l'autre fasse de même, ce qui réduirait leur marge à tous les deux sans rien changer d'autre : là aussi chacune des deux entreprises a intérêt à ce qu'aucune des deux ne baisse ses prix et doit avoir confiance que l'autre ne le fera pas.

Mais on peut aller beaucoup plus loin : au lieu de parler en années de prison, on peut compter en points et faire jouer les mêmes joueurs au même jeu à de multiples reprises. Or dans ce "Dilemme du Prisonnier Itéré", chacun a la mémoire de ce qu'a fait l'autre et peut se venger d'une trahison. Dès lors, les enjeux changent : ceux qui parviennent à coopérer à tous les tours gagnent beaucoup plus que ceux qui connaissent des trahisons. Les deux ont donc intérêt à se faire confiance le plus tôt possible alors même qu'à chaque tour chacun a intérêt à trahir.

De nombreuses études ont été réalisées, en réel ou en simulation informatique, pour déterminer ce qui augmente, ou réduit, la coopération.

Pour la développer, il faut un nombre d'itérations élevé et inconnu, sinon chacun sait qu'il a toujours intérêt à trahir au dernier tour, puisqu'il ne pourra pas y avoir de punition, donc aussi au tour précédent, puisqu’il sait déjà qu’il y aura forcément trahison au tour suivant, et par récursion jusqu'au premier tour. Il faut aussi savoir punir, même, et surtout si, cette punition est coûteuse pour celui qui la pratique : le pardon n’est souvent perçu que comme un encouragement à trahir de nouveau. Mais il faut en même temps être capable d'arrêter de punir, pour stopper la vendetta et relancer un cycle de coopération.

Des caractéristiques des personnes impliquées sont influentes. Le statut est important : les joueurs coopèrent plus avec quelqu'un plus haut socialement qu'eux, et trahissent plus quelqu'un qui leur est inférieur. Les personnes à plus haut QI coopèrent plus entre elles que les autres, ce qui provoque un nivellement par le bas quand les niveaux cognitifs sont mélangés (Proto et al., 2019 ; Gouillou, 2019). La forme du visage intervient aussi : on coopère plus avec les personnes qui nous ressemblent (Farmer et al., 2013). Anatol Rapoport (qui a découvert la stratégie Tit For Tat) et Albert Chammah (1965) avaient même trouvé une différence sexuelle : les femmes entre elles coopéraient moins que les hommes entre eux, ou les deux sexes ensemble. En revanche, les hommes se font plus facilement tromper par une femme belle, quoiqu'un antibiotique suffise à les en sauver (Watabe et al., 2013).

Cela signifie que non seulement nous savons expliquer comment la confiance a pu se développer mais aussi comment utiliser l'environnement pour l'accroître, ou la réduire.

Comment augmenter la confiance ?

"Malheur à la génération dont les juges méritent d'être jugés !"
Le Talmud

Au cours de l'histoire, le degré de confiance s'est développé dans chaque région ou pays en fonction des besoins, et présente donc des variations. Il est facile de comprendre que la confiance est plus exigée, et donc plus forte, dans un climat difficile où il est nécessaire d'anticiper les saisons suivantes, que dans un environnement où la chasse et la cueillette peuvent suffire. Des événements historiques ont aussi eu une influence déterminante. Nous avons par exemple déjà signalé (Billet Éco 25) que les sociétés occidentales ont bénéficié de conditions exceptionnelles et, de fait, elles montrent un niveau de confiance plus élevé que le reste du monde.

Mais il n'y a pas que l’histoire qui détermine le niveau de confiance régnant dans un pays, la situation au présent y a aussi une grande part.

Si la ressemblance augmente la coopération basée sur la confiance, la diversité, qui en est l'opposé, ne fait pas que la réduire entre ceux qui ne se ressemblent pas, elle la fait aussi chuter à l'intérieur de chaque communauté (Putnam, 2007). Nous avons déjà vu (Billet Éco 3) que Monaco, qui se caractérise par une très forte diversité et une culture à fort contexte, doit « porter haut ses couleurs » pour conserver le sens de la communauté nécessaire à la confiance. Les religions, elles, augmentent la confiance en intervenant à plusieurs niveaux. Non seulement elles créent un sentiment de communauté mais elles imposent aussi des rites visibles qui constituent des engagements coûteux (financièrement ou pas) pour prouver l’engagement, et elles utilisent souvent les menaces de punition post-mortem pour forcer au respect des règles. De même le libéralisme (Base Éco 4), en défendant le droit de propriété privée, ne fait pas qu'exiger plus de confiance, il la développe aussi, tandis que son opposé la réduit. Et comme la capacité à punir est déterminante, une justice ferme et non biaisée est fondamentale.

Au quotidien, un des moyens les plus utilisés pour renforcer la confiance est l'utilisation de labels qui marquent l'engagement d'un organisme sur la confiance à apporter à un produit ou service. On peut citer les diplômes, nécessaires pour avoir le droit de pratiquer certains métiers à risques (médicaux notamment), et les marques. Ces labels n'impliquent pas un niveau de confiance absolu, mais cherchent à indiquer quel type de confiance on peut avoir. Par exemple une marque de luxe sera un engagement de confiance sur la qualité tandis qu'une marque premier prix sera elle un engagement de confiance sur le tarif. Il en est de même pour les diplômes : ils n'indiquent pas seulement le domaine d’expertise, mais aussi son degré (un diplôme de technicien n'est pas un diplôme d’ingénieur).

La fin de la confiance ?

Chat échaudé craint l’eau froide.
Proverbe

Pourtant, malgré l’application de tous ces moyens, nous sommes actuellement en période de chute de la confiance dans les pays occidentaux. On le voit par exemple à la hausse des taux d’abstention aux élections, on le voit aussi à l’obsession croissante de sécurité dans tous les domaines. En fait, la multiplication même des labels de tous types est justement une tentative de lutter contre cette chute, et en est donc la marque.

Les raisons en sont multiples. On peut tout d’abord remarquer que, comme la confiance fait partie des normes sociales (Billet Éco 21), elle est moins nécessaire maintenant parce que remplacée par les normes de marché, c'est-à-dire l'économie monétaire, laquelle s’est énormément développée. La hausse de la population et la multiplication des interactions uniques (où on ne recroisera jamais la même personne) sont elles aussi influentes, de même que l’imposition du multiculturalisme, qui détruit le sens de la communauté. De plus, dans certains secteurs, les expériences elles-mêmes ont sapé la confiance. Par exemple, la presse américaine, à force de mentir et de surexploiter les spins (Base Éco 27) pour faire élire ses candidats préférés, connait une chute accélérée à la fois de son audience et de ses revenus publicitaires, au point que dans le New Yorker Claire Malone (2024) la qualifie d'"événement de niveau extinction". Mais ce manque de confiance concerne aussi des secteurs qui devraient au contraire en être exempts : jamais au cours de l’histoire les produits vendus n’ont été d’aussi bonne qualité et aussi sûrs que maintenant, pourtant de plus en plus de consommateurs sont de plus en plus inquiets.

La question est de savoir comment les sociétés vont réagir à cette chute de la confiance. Pour l’instant, la tendance est à la multiplication des contraintes et des contrôles, avec notamment l’imposition de toujours plus de transparence (Billet Éco 2), au point de supprimer à la fois le droit de propriété et toute vie privée. Comme nous l’avons déjà vu (Base Éco 18), une telle évolution ne peut que détruire les fondements même de notre économie et donc de notre qualité de vie.

Philippe Gouillou

Références : Bases Éco : 4 (MBN 72, octobre 2020), 14 (MBN 77, février 2022), 18 (MBN 79, juillet 2022), 19 (MBN 80, octobre 2022) ; Billets Éco : 2 (MBN 46, décembre 2013), 3 (MBN 47, avril 2014), 9 (MBN 53, octobre 2015), 25 (MBN 69, janvier 2020), 38 (MBN 85, janvier 2024) ; Farmer et al., 2013 (doi: 10.1177/0956797613494852) ; Gouillou : 2013 (Neuromonaco 76, 17 juin 2013), 2019 (Hypothèse 85, 12 août 2019), 2024 (Evoweb, 12 janvier 2024) ; Lenot, 2010 (Lunettes Rouges, 2 novembre 2010) ; Malone, 2024 (New Yorker, 10 février 2024) ; Proto et al., 2019 (doi: 10.1086/701355) ; Putnam, 2007 : (doi: 10.1111/j.1467-9477.2007.00176.x) ; Rapoport & Chammah, 1965 (doi:10.1037/h0022678) ; Solana, 2024 (Pirate Wires, 4 mars 2024] ; Watabe et al., 2013 (doi:10.1038/srep01685)

Image : "La Vérité sortant du puits". Jean-Léon Gérôme (1896). Musée Anne-de-Beaujeu, Moulins, France. Wikipédia

Sources