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L’artiste est un escroc pour le savant, qui est une bouche inutile pour le conquérant, qui est un malfaisant pour le saint, qui est un mal baisé pour l’hédoniste, qui est un débauché pour le sage, qui est un triste sire pour l’artiste.”
Dominique Nogues

Vous créez une hiérarchie. Il y a ceux qui sont en haut, et ceux qui sont en bas. Les avantages sont suffisamment motivants pour que beaucoup veuillent monter. Alors vous créez un concours qui permet de sélectionner qui va faire partie de l’élite, et à quel niveau. Avec un tel système vous vous assurez que vous sélectionnerez les meilleurs, pour le bien de tous, et que tout ira pour le mieux, n’est-ce pas ?

Votre organisation marche très bien, de plus en plus veulent tenter le concours. Le marché étant ce qu’il est, on trouve maintenant des formations qui y préparent. Mais le nombre de places reste limité : de plus en plus espèrent y parvenir, de plus en plus sont frustrés. Et le problème est que votre système sélectionne de moins en moins les meilleurs, mais de plus en plus les bêtes de concours. Vous vouliez des “Aspies” (atteints du Syndrome d’Asperger, voir Billet Eco 19), mais seuls les narcissiques (Evopsy, 2021) survivent à un tel niveau de compétition. Pour limiter les tensions, vous augmentez le nombre d’admissions. 

Mais voilà, vous ne pouvez pas tout augmenter. De plus en plus sont officiellement de l’élite (ils ont réussi le concours), mais le nombre de postes n’a pas changé, pas plus de 1% de la population. Vous n’avez plus seulement une compétition pour atteindre l’élite, vous avez une aussi forte compétition au sein de l’élite. C’est-à-dire encore plus de frustrés.

Goldstone (1993) l’avait montré, c’est cette compétition intra-élite qui provoque les révolutions, et cela dans le monde entier, y compris celle de 1789. Comme l’avait résumé Peter Turchin (2016) : 

“Une concurrence excessive entre les élites, en revanche, entraîne une instabilité sociale et politique croissante. L’offre de postes de pouvoir dans une société est relativement, voire absolument, inélastique. Par exemple, il n’y a que 435 représentants américains, 100 sénateurs et un président. Une grande expansion du nombre d’aspirants à l’élite signifie qu’un nombre de plus en plus important d’entre eux sont frustrés, et certains d’entre eux, les plus ambitieux et les plus impitoyables, se transforment en contre-élites. En d’autres termes, les masses d’aspirants à l’élite frustrés deviennent un terreau pour les groupes radicaux et les mouvements révolutionnaires.”

Et l’histoire le prouve, comme le rappelle Rob Henderson (2022) (celui qui a décrit les “Croyances de luxe” : voir Billet Éco 32) : 

“Les mouvements sociaux ne sont généralement pas dirigés par des personnes issues des classes défavorisées ou des pauvres, mais par des élites de second rang. Lénine, Hitler, Mao, Pol Pot, Che Guevara, les fondateurs de l’Amérique, etc. étaient relativement instruits et au moins issus de la classe moyenne. Ils étaient loin d’être les plus pauvres de leurs sociétés. Loin de là.” 

Or, nous nous enfonçons de plus en plus dans une telle situation. Le Billet Éco 19 avait déjà montré que le système éducatif sélectionne de plus en plus sur la conformité, ce qui s’oppose à ce qu’on attend de lui, mais il présente aussi un autre problème, que l’on commence tout juste à découvrir et qui est lui purement quantitatif : il produit trop de diplômés, c’est-à-dire trop de frustrés, avec le risque illustré ci-dessus. 

Comment s’en sortir ? Faut-il restreindre le nombre de personnes ayant accès à l’éducation supérieure ? Ce serait bien sûr trop dictatorial pour être efficace, même si, comme Rob Henderson (2022) le remarque, il ne faut pas que les établissements les plus prestigieux augmentent leur nombre d’admis. 

Il existe pourtant une solution. Une caractéristique non dite de notre petite histoire, et qu’on a retrouvé dans les pays ayant subi des révolutions, est qu’il n’y a qu’une seule hiérarchie, ou au moins une très fortement dominante, celle qu’on peut renverser. Mais ce n’est pas ce que l’on retrouve dans les pays libres où de multiples hiérarchies parallèles sont en concurrence. L’artiste ne s’intéressera pas autant aux billets verts que l’homme d’affaire visant la fortune, et chacun aura raison de poursuivre ses rêves, on ne peut dire que l’un est meilleur que l’autre, chacun croira ce qui l’arrange. Plus fondamentalement, comme nous le voyons, le fait même qu’ils poursuivent des rêves différents protège la stabilité de la société, leurs différences et leurs oppositions sont bénéfiques à tous. 

Cela signifie directement que l’idée défendue par certains de mettre en place un système politique plus dirigiste n’aurait pas comme promis l’effet de mieux maîtriser le chaos ambiant, mais augmenterait au contraire l’instabilité et mènerait à des conflits. C’est la liberté, c'est-à-dire le respect de la propriété (Base Éco 18), qui permet la stabilité.

Philippe Gouillou

Références : Base Éco 18 (MBN 79, Juillet 2022) Billets Éco : 19 (MBN 53, Octobre 2015) et 32 (MBN77, Février 2022) ; Evopsy (20 juin 2021) ; Goldstone, J. A. (1993, ISBN : 978–0520082670) ; Henderson, R. (2 octobre 2022) ; Turchin, P. (30 décembre 2016).