"Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l'ordre et le désordre"
Paul Valéry, Tel quel II

Sélection naturelle

La Théorie des Gnous remarque qu’un troupeau n’a pas besoin de courir plus vite que l’animal le plus lent puisque c’est ce dernier qui sera attaqué par les prédateurs. Mais une fois ce retardataire mangé, le troupeau devra se régler à la vitesse de celui qui était le deuxième plus lent : sa vitesse moyenne augmente à chaque attaque réussie. Elle en déduit qu'il faut boire pour améliorer son intelligence : l'alcool tuera les neurones les plus faibles et augmentera donc la qualité générale du cerveau. Mais si cette déduction humoristique est fausse (quoique plusieurs études ont trouvé que les plus intelligents boivent plus), le principe de base est valide : cette théorie est bien une illustration de la Sélection Naturelle Darwinienne. En prenant l'exemple d'autres animaux mais sur ce même principe de base, Amotz Zahavi (1975) a découvert que la gazelle qui prend des risques en faisant des bonds coûteux en énergie au lieu de simplement fuir prouve qu'elle peut se le permettre, elle envoie un signal honnête de sa qualité génétique, qu'elle se surestime et elle sera mangée. Cette Théorie du Handicap est utilisée en marketing : elle permet notamment d'influencer les décisions d'achat dans le secteur du luxe (Neuromonaco 9).

Le principe de la Théorie des Gnous est de distinguer deux niveaux où c’est l’échec d’un constituant (le gnou : 1er niveau) qui augmente la qualité de l’autre (le troupeau : 2ème niveau). Nicholas Nassim Taleb (2012) remarque qu’une telle situation montre qu’il existe une troisième possibilité de réaction face à la volatilité : à la fragilité (une tasse en porcelaine qui tombe se casse), et à la robustesse (une tasse en métal sera plus difficile à casser), il faut rajouter ce qu’il a appelé "antifragilité", c’est-à-dire la capacité à bénéficier du désordre. Et c’est souvent la fragilité d’un niveau qui fait l’antifragilité de l’autre : si la vie existe c’est parce que les êtres vivants sont mortels ; si la qualité générale des restaurants augmente, c’est parce que chacun d’entre eux peut faire faillite ; si les coalitions de Cités-Etats sont plus antifragiles que les Empires, c’est parce qu’elles ne sont pas uniformisées par une administration centrale (type "Harvard-Soviet" selon l'expression de Taleb).

Les fautes des experts

En 2002, Daniel Kahneman a été le premier psychologue à recevoir le Prix Nobel d'économie : il avait montré que les humains sont irrationnels, que nous souffrons de trop de biais cognitifs pour prendre les décisions que nous conseillerait un modèle économique rationnel (voir Billet Éco 4). Cette faiblesse humaine s’explique facilement : notre cerveau n'a pas été façonné par la sélection naturelle pour être précis, mais pour résoudre les problèmes adaptatifs rencontrés au cours de l'évolution. De fait, les études montrent que les processus qui motivent nos choix peuvent être considérés comme rationnels dès lors qu’on prend en compte les contraintes de la compétition sexuelle : nos biais sont biaisés.

C'est au niveau des probabilités que nous sommes le plus mauvais. De nombreux exemples montrent que nous surestimons largement celles qui sont faibles (beaucoup jouent à la loterie et certains ont peur en avion) et sous-estimons celles qui sont fortes (ce qui explique beaucoup d'accidents). Le problème est qu'être conscients de nos biais ne suffit pas à nous en protéger : Tecklock (2005) avait montré que les experts, qui par définition devraient mieux savoir, ne font généralement pas mieux que le hasard. Nous sommes aussi génés par une pensée linéaire, quand le progrès est exponentiel : qui aurait pu prédire il y a 10 ans que non seulement les Echecs, mais aussi le Go et même le Poker seraient si rapidement dominés par l'Intelligence Artificielle ? Avez-vous remarqué que les films de science-fiction comme Blade Runner (1982) avaient imaginé les voitures volantes (évolution de l'existant) mais pas les téléphones portables (nouveauté) ? Nos prédictions sont à la merci d'événements imprévisibles ayant un impact majeur sur le monde qui détruisent toutes les prévisions basées sur des projections. Taleb les appelle "cygnes noirs" et il rappelle que la dinde la plus experte peut afficher sereinement des prédictions de croissance optimistes... jusqu'au jour de Thanksgiving où elle sera mangée.

Asymétrie

Mais ce n'est pas parce qu'on ne sait pas tout qu'on ne sait rien. Tout d'abord, si nos prédictions à long terme sont faibles, nous sommes extraordinairement bons à prédire le très court terme, et c’est ce que nous faisons en permanence. Nous y sommes obligés : le temps que demande la perception du monde met notre conscience en retard de presque une demi-seconde, aussi notre cerveau anticipe continuellement ce qui devrait se passer pour nous donner l’illusion du présent (Sergent et al., 2012).

Ensuite, nous bénéficions de l'extraordinaire richesse des connaissances accumulées au cours des millénaires. Jusqu'au cygne noir que personne ne peut prévoir, nos projections sont généralement valides. L'entrepreneur qui investit ne peut être certain que son offre aura le succès qu'il espère et ne peut en prévoir les gains, mais il sait en calculer les risques. Il y a asymétrie entre les gains et les pertes : ces dernières sont limitées quand les premiers ne le sont pas. Nous savons généralement détecter ces asymétries, et même pouvons souvent les créer, par exemple en mettant en place des procédures d'essais-erreurs avec sélection.

Nicholas Taleb nomme ces asymétries des "Biais de convexité" (à cause de la forme de la courbe qui les représente) et montre qu'elles expliquent l'antifragilité : celui qui a statistiquement plus de chances de gagner que de perdre à chaque changement de situation a tout intérêt à ce que ces changements soient nombreux, à l’opposé des fragiles qui devront les éviter. Or le Billet Éco 10 avait présenté une asymétrie fondamentale : les échanges économiques sont un jeu à somme positive, où chacun gagne plus que ce qu'il perd.

La pensée négative

Ainsi, même si nous ne savons pas prédire l'avenir, nous savons comment nous organiser pour qu'il corresponde mieux à nos attentes. Nous savons qu'un environnement très volatil où de nombreuses entités seront en concurrence sera plus antifragile qu'un autre certes moins dangereux mais où la concurrence n'existe pas. De même que c'est la compétition entre les gnous qui augmente la rapidité du troupeau, c'est la concurrence entre les fournisseurs qui permet l'amélioration de l'offre.

Cela signifie qu'il ne faut pas dicter le futur, mais au contraire le laisser explorer toutes les voies afin que la sélection puisse opérer pour le mieux de tous. La pensée positive, qui cherche à définir ce que nous voulons, est trop restrictive : elle est limitée par notre imagination qui est incapable de prévoir les nouvelles découvertes qui viendront remettre en cause nos croyances. Il faut au contraire privilégier la pensée négative, qui consiste à rejeter ce dont nous ne voulons pas, et exploiter l'expérience acquise sur ce qui ne marche pas ou est impossible, afin de conserver la plus grande liberté pour le reste.

L’avenir économique de la Principauté n’est pas encore écrit, il dépendra de sa capacité à s’adapter à des innovations que nous percevons déjà, et à d’autres que nous ne pouvons encore imaginer. Elle devra donc exploiter la pensée négative, la seule qui lui offrira la souplesse nécessaire à ces adaptations.

Philippe GOUILLOU

Références : Sergent et al. (2012, doi: 10.1016/j.cub.2012.11.047) ; Taleb (2012, ISBN:978-0-141-03822-3) ; Zahavi (1975, pubmed:1195756) ; Lettres Neuromonaco 9, 33, 41, 52, 58 ; Billets Eco 4 (MBN 48), 8 (MBN 52), 10 (MBN 54).

Photo : Cygne noir (Libre de droits)

Sources