"Je n’ai pas peur des ordinateurs. J’ai peur qu’ils viennent à nous manquer."
Isaac Asimov

Notre ami TOM

Marie range son crayon dans sa trousse rouge puis sort de la pièce. Pendant son absence, sa mère déplace le crayon vers la trousse bleue. Quand Marie reviendra, où cherchera-t-elle son crayon ?

Si vous me lisez, vous avez certainement compris que Marie, n'ayant pu savoir que le crayon a été déplacé, le cherchera là où elle l'avait laissé : vous avez su vous placer dans sa situation, voir le monde comme elle. Vous avez ainsi fait preuve d’une capacité qui paraît évidente mais qui est absente ou limitée chez les animaux (même chez les primates) et n'est développée chez les humains normaux qu’à partir de 4 ans. Cette "Théorie de l'esprit" (en anglais : "Theory Of Mind" ou "TOM") nous est extraordinairement utile à tous les moments de la journée : toute notre communication se base sur ce que nous croyons que les autres savent, ou pas, et nombre de nos comportements quotidiens sont construits en fonction du point de vue que nous imaginons des autres. Bien sûr notre TOM n'est pas parfaite : il nous arrive de nous tromper et un biais cognitif fréquent (la "Malédiction du savoir") nous fait même croire que les autres sont plus informés qu'ils ne le sont.

Dans le commerce cette Théorie de l'Esprit est un atout majeur : elle permet au vendeur de comprendre les attentes de ses clients. Et même quand le produit n'est plus vendu en face à face, les marketeurs pourront l'exploiter pour s’imaginer à la place des clients. Plus généralement : tout le marketing est fondamentalement basé sur notre compréhension de la psychologie de l'autre, c’est-à-dire notamment sur notre Théorie de l'Esprit. Mais les avancées technologiques viennent réduire de plus en plus la part humaine.

Robots contre robots

Le développement d'Internet ces vingt dernières années a imposé un nouvel intermédiaire entre le vendeur et l'acheteur : avant de communiquer avec le client, il faut d'abord l'atteindre, c’est-à-dire être vu, et pour cela il faut être bien placé dans les moteurs de recherche (surtout Google). Du besoin de comprendre le fonctionnement d'un client humain on est passé à celui de comprendre des algorithmes informatiques. Aussi un nouveau métier spécialisé est apparu : le SEO ("Search Engine Optimizer") devait exploiter leurs faiblesses pour que son site web apparaisse le plus souvent possible en tête des résultats des recherches. Mais ce qui était encore possible il y a une douzaine d'années ne l’est plus, les algorithmes ont fini par gagner.

Les réseaux sociaux (surtout Facebook) ont offert une autre voie pour atteindre sa clientèle qui a redonné pendant quelques temps la priorité à l'humain. Il ne s'agissait plus d'être en haut des classements de moteurs de recherche, mais d'être le plus partagé pour être le plus vu. Et pour cela, les nouveaux "Community Managers" pouvaient utiliser les déclencheurs psychologiques, c’est-à-dire exploiter leur compréhension du fonctionnement humain. Mais, là encore, les algorithmes ont fini par gagner : ce sont maintenant des robots qui optimisent les publications, ils sont les seuls capables de s'adapter aux robots de Facebook.

La prochaine étape, celle prédite par le Billet Éco 9 (MBN 53), a été confirmée par Google en mars : la transformation des moteurs de recherche en "Assistants décisionnels" qui seront précisément les "Fournisseurs de décisions" dont nous avions parlé. Bientôt, le client final ne sera souvent plus un cerveau humain comme le nôtre mais une intelligence artificielle qui, en fonction de critères que nous ne maîtriserons ni ne comprendrons, prendra seule les décisions d'achats. Et nos limites seront de nouveau dépassées : seules d'autres intelligences artificielles pourront gérer une telle complexité, le marketing sera définitivement devenu une guerre entre robots.

Que restera-t-il aux humains ?

L'humain ne sera cependant pas totalement mis à part. Tout d'abord, il restera les nombreuses situations de vente en tête à tête où le facteur relationnel restera longtemps prédominant. Ensuite, même les décisions automatisées seront toujours dépendantes du facteur humain, comme le montre la nouvelle intelligence artificielle dévoilée par Apple en juin. Celle-ci permettra aux utilisateurs de leurs enceintes musicales de modifier les choix effectués par la machine en exprimant leurs préférences. C’est la satisfaction utilisateur qui sera le point d'entrée permettant aux humains de garder un minimum de contrôle sur le système artificiel.

La difficulté est que nous ne sommes pas très bons à savoir nous-mêmes ce que nous voulons et sommes encore plus réticents à l'avouer. Les célèbres "critères de qualité" sont souvent exactement à l’opposé des attentes réelles des clients et les font fuir. Des études célèbres ont trouvé des résultats contre-intuitifs, comme la "Loi de l'Apogée / Fin" de Kahneman & Krueger (2006) qui montre que c’est souvent la dernière impression qui compte : ce que l'on retient d'une expérience est plus marqué par son moment le plus intense et par sa toute fin que par sa durée. Aussi les marketeurs se sont associés aux neuroscientifiques pour développer le neuromarketing qui exploite les mesures directes de l'activité cérébrale, plus fiables que les sondages. Par exemple, Falk et al. (2012) avaient trouvé qu'un scan par IRM fonctionnel (qui localise précisément les zones activées du cerveau) avait prédit quelle campagne publicitaire serait la plus efficace, quand les sondages classiques avaient produit des prédictions erronées.

Se fier, comme dans le nouveau système Apple, aux préférences exprimées consciemment par les consommateurs souffrira des mêmes limites. Il faudra donc automatiser la mesure de la satisfaction, et si les capteurs neuronaux ne seront pas toujours possibles, il existe déjà des "Trackers d’activité" qui le permettront. En d'autres termes : dans de nombreux cas seules des machines connaîtront suffisamment nos préférences pour influer sur les machines qui choisiront pour nous.

Un nouveau marketing

Sur ce nouveau marché, tout le marketing des entreprises devra être transformé et leur communication totalement revue. L’objectif premier ne sera plus de provoquer l'impulsion d'achat mais au contraire d’augmenter la satisfaction post-consommation.

A Monaco l'impact sera double.

Tout d’abord, la petite taille du pays fait que de nombreuses entreprises sont exportatrices et auront donc plus rapidement que d’autres une bonne part de leur chiffre d’affaires déterminée par ces processus de décision robotisés. Ce bouleversement leur ouvrira de nouvelles opportunités : la notoriété perdra de son importance, et les entreprises qui sauront adapter leurs relations clients pourront bénéficier des ratings gérés par les machines.

Ensuite, comme cela avait été montré dans le Billet Éco 4 (MBN 48), la Cité-Etat Monaco est aussi elle-même une entreprise qui vend des produits à distance. Son succès dépend de sa capacité à attirer les touristes comme les investisseurs et les inventeurs : pour chacune de ces cibles elle devra mettre en place les outils qui détermineront les critères de "satisfaction client" retenus par les robots.

Cet avenir où les humains cherchant à satisfaire les besoins d'autres humains devront se fier à des machines pourra en inquiéter certains, qui s’interrogeront sur le degré de liberté qui nous restera. Il ne s’agira pourtant que de l'évolution à très court-terme de ce que nous vivons déjà, juste un pas en avant sur un chemin déjà tracé. Et dans ce nouveau monde notre ami TOM nous sera certes moins utile, mais comprendre le fonctionnement humain sera toujours aussi primordial.

Philippe GOUILLOU

Références : Falk, Berkman & Lieberman (2012, DOI : 10.1177/0956797611434964) ; Kahneman & Krueger (2006, DOI : 10.1257/089533006776526030) ; Billet Éco 4 (MBN 48), 9 (MBN 53) ; Lettres Neuromonaco 25, 30, 58, 76.

Image : Marvin dans H2G2 : Le Guide du voyageur galactique de Garth Jennings (2005), d'après Douglas Adams

Sources