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En 2003, Johnson & Goldstein ont trouvé que les Français et les Allemands s'opposaient frontalement sur une question impliquante : 99,91% des Français se déclaraient pour le don d’organe contre seulement 12% des Allemands.

Avaient-ils découvert une différence culturelle majeure entre les pays du nord et ceux du sud ? Non : la même opposition se retrouvait entre les Suédois (85,9%) et les Danois (seulement 4,25%), qui semblent pourtant assez proches. L’explication était toute autre : dans tous les pays étudiés, l'immense majorité des sondés avait laissé cochée l'option par défaut pré-sélectionnée dans le questionnaire. En d'autres termes, l'engagement de citoyens sur un sujet lié à leur conception profonde de leur vie était dicté par le choix pré-effectué par le rédacteur du questionnaire.

Ce biais de l'option par défaut est maintenant connu et pris en compte par les sondeurs : les choix "opt-in" (qui demandent à la personne de cocher volontairement une case) ont plus de valeur que les "opt-out" (case pré-cochée). Mais le problème est général : nous souffrons aussi d'énormément d'autres biais, qui iront jusqu’à déterminer nos décisions. Par exemple, il suffit de faire croire à quelqu'un qu'il est du côté du « bien » pour que non seulement son comportement devienne moins éthique, mais qu'en plus il condamne plus durement les écarts des autres qui feraient comme lui. En fait nos biais cognitifs font de nous des êtres « irrationnels » et toute une branche de recherche s'est spécialisée pour les découvrir (« Economie Comportementale »). Le psychologue Daniel Kahneman a même obtenu le Prix Nobel d'économie en 2002 pour avoir montré qu'ils remettent en cause les modèles classiques.

Leur impact se retrouve aussi à un niveau beaucoup plus global.

La Cité-État

La richesse d'un pays dépend de très nombreux critères, dont l'esprit de ses habitants et la liberté économique sont les plus importants. La règle est simple, même si la pratique est complexe : toute intervention d’un gouvernement sur les échanges économiques aura un coût et baissera directement ou indirectement la richesse du pays, tandis qu'à l'opposé toute réduction du poids de l'Etat enrichira tout le monde. Le Prince Charles III de Monaco l’avait montré : il avait engendré le très rapide (et durable) enrichissement du pays en supprimant des impôts.

Sur ce point, les entreprises sont dans une situation opposée : elles ont besoin d'un objectif commun, et d'un management pour orienter les efforts de chacun dans la direction voulue. Quand un pays bénéficiera de la variété des investissements de ses habitants, une entreprise laissant ses employés trop libres n'y trouvera que de la dispersion préjudiciable. Cette opposition s'explique par la contrainte de la rareté : les pays peuvent compter sur le grand nombre pour que s'opèrent des transferts entre les secteurs en chute et ceux en croissance, alors que les entreprises n'ont généralement pas ces ressources (les plus grandes s'organisent en "Groupes" pour y parvenir).

La Principauté se retrouve là dans une situation particulière. Elle est un pays qui réussit grâce à son modèle social libéral garantissant la liberté économique. Mais elle est aussi confrontée en permanence à la rareté, plus que beaucoup d’entreprises, notamment celle cruciale des espaces disponibles. Une Cité-Etat est à la fois un pays et une entreprise. Il lui faut gérer la rareté par une stratégie claire sans remettre en cause la liberté économique. Il lui faut inciter à certains comportements sans remettre en cause la créativité des habitants.

Ce sont des contraintes opposées, mais les biais cognitifs offrent justement un moyen d’y parvenir.

Les nudges

En 2008, Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein ont publié un best-seller présentant de nombreux exemples d’applications pratiques d’utilisation des biais cognitifs pour (fortement) inciter à un comportement : c’est ce qu’ils appellent des « nudges ».

Le terme nudge signifie en norvégien « légère poussée sur l’épaule » : il désigne maintenant toutes les modifications de l’environnement effectuées dans le but de modifier les comportements. Par exemple, une marque qui avait transformé un escalier en piano géant avait incité (avec succès) les passants à délaisser l'escalier roulant d’à côté. Des municipalités ont aussi utilisé des peintures en trompe-l'œil pour faire ralentir les automobilistes.

Les nudges permettent d'imposer des choix à la population "sans remettre en cause la liberté", selon l'expression de Sunstein. Nos biais cognitifs peuvent ainsi être utilisés pour influencer des comportements sans provoquer les effets négatifs liés à l’atteinte à la liberté.

Nous sommes irrationnels, nous pouvons donc être rationnellement orientés vers un objectif commun.

Philippe GOUILLOU

Références : Eskine, 2012 (doi:10.1177/1948550612447114) ; Johnson & Goldstein, 2003 (doi:10.2139/ssrn.1324774) ; Lammers et al., 2010 (doi:10.1177/0956797610368810) ; Mazar & Zhong, 2010 (doi:10.1177/0956797610363538) ; Sunstein & Thaler, 2003 (doi:10.2139/ssrn.405940) ; Thaler & Sunstein, 2008 (ISBN: 978-0143115267).

Sources citées

Eskine, K. J. (2012). Wholesome Foods and Wholesome Morals? Organic Foods Reduce Prosocial Behavior and Harshen Moral Judgments. Social Psychological and Personality Science. doi:10.1177/1948550612447114

Johnson, E., & Goldstein, D. (2003). Do defaults save lives? Science, 302(November), 1338–1339. doi:10.2139/ssrn.1324774

Lammers, J., Stapel, D. A., & Galinsky, A. D. (2010). Power increases hypocrisy: moralizing in reasoning, immorality in behavior. Psychological Science, 21(5), 737–44. doi:10.1177/0956797610368810

Mazar, N., & Zhong, C.-B. (2010). Do green products make us better people? Psychological Science, 21(4), 494–8. doi:10.1177/0956797610363538

Sunstein, C. R., & Thaler, R. H. (2003). Libertarian Paternalism Is Not An Oxymoron. SSRN Electronic Journal, 185(03). doi:10.2139/ssrn.405940