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La Lettre d'intention du 5 novembre dernier sur la signature de la convention entre Monaco et l'OCDE l’aura confirmé : « transparence » est bien le mot de l’année.

En informatique, transparent signifie « invisible pour l’utilisateur » : il ne s’aperçoit pas qu’un changement a été apporté à son environnement, et n’en souffre donc pas. En politique et en économie, le terme est utilisé dans un sens très différent : ce ne sont pas la facilité et le confort d’utilisation qui sont recherchés mais la possibilité pour l’extérieur de savoir ce qui se passe à l’intérieur.

L’information stratégique

Au niveau individuel, la transparence s’oppose à un type de secret que les anglophones nomment “privacy”, qui n’a pas de traduction en français même si de plus en plus détournent le mot “privauté” pour montrer un sens un peu plus large que “vie privée”.

La privacy s’inscrit dans une triade avec la liberté et la sécurité : il est difficile (quoique pas impossible) d’accroître l’une sans restreindre les deux autres, mais très facile de restreindre l’une sans augmenter en rien les autres.

Elle est un sujet d’études scientifiques en soi : il s’agit de déterminer quelles sont les informations que chacun voudra cacher, et de comprendre pourquoi. La psychologie évolutionniste y a apporté des éléments de réponse : va être considéré comme appartenant à la privacy ce que la presse people cherche à dévoiler chez les stars, ce qui fait le sujet des commérages. C’est ce que le chercheur québécois Pascal Boyer a nommé “Information stratégique” : l’information “qui active les systèmes mentaux chargés de réguler les interactions sociales”.

Pascal Boyer avait choisi le terme « stratégique », pas parce que cette information serait nécessairement plus importante qu’une autre, mais « parce que c’est un terme standard pour désigner toute situation où les gens accomplissent des actes (adoptent une certaine attitude, disent certaines choses) dont les conséquences dépendent des actes des autres ». L’information stratégique fait partie de l’information sociale.

Pourquoi alors tellement chercher à la cacher ? Les travaux du Pr. David C. Geary permettent d’y répondre : il a montré que la « motivation fondamentale » de l’être humain est de « contrôler les ressources sociales, biologiques et physiques qui supportent la survie et la reproduction ».

En d’autres termes : nous sommes programmés pour chercher à découvrir chez les autres et à cacher chez nous certaines informations sociales. Imposer la transparence aux autres (et seulement aux autres) est un excellent moyen d’y parvenir, il n’y a rien de neuf.

L’avènement de la transparence

Mais le monde a changé, et avec lui la définition de ce qui est stratégique.

Avec le développement d’Internet, de très nombreuses informations auparavant protégées sont maintenant publiques et ont de fait perdu toute valeur. Le développement des réseaux sociaux a même permis de passer à un niveau supérieur : le but n’y est plus de cacher sa vie privée, mais au contraire de la publier, que ce soit pour se désennuyer ou pour faire son marketing personnel (« Personal Branding »).

Ce nouvel étalage se retrouve aussi en management : juste après l’ère Steve Job qui avait élevé chez Apple le secret au niveau du culte obsessionnel, de nouvelles sociétés vont faire exactement l’inverse. Ainsi la société américaine Buffer a inscrit « la transparence par défaut » dans ses principes et l’a montré en publiant le montant exact du salaire de chacun, des employés aux fondateurs.

Pour ses défenseurs, la transparence est un nouveau mode de vie qui va permettre de créer de nouveaux rapports humains basés sur une plus grande confiance.

Big Brother ne fait plus peur : l’ère de la transparence est-elle advenue ?

Rébellion

Non : si certaines informations ont pu perdre de leur valeur, le programme biologique fondamental qui nous pousse à protéger notre privacy n’a pas changé. Nous nous rebellerons : confrontés à la transparence imposée, nous mettrons en place des stratégies de protection.

C’est ce qu’a constaté Edward S. Bernstein (Harvard) dans une usine : il a trouvé qu’il suffisait de mettre un rideau entre les ouvriers et leurs superviseurs pour que la productivité augmente. Une partie de l’explication était que se sentir observés en permanence poussait les ouvriers à consacrer des ressources (temps, etc.) pour se constituer une zone privée, c’était une forme de révolte.

A une échelle beaucoup plus importante, c’est aussi ce qui s’est passé suite aux révélations d’Edward Snowden sur l’étendue de l’espionnage NSA : les fondements techniques d’Internet sont maintenant en cours de transformation pour qu’il devienne « opaque », selon les termes employés.

Et les révoltes n’ont pas besoin d’être actives pour avoir un impact. Dans l’usine étudiée par Bernstein, la transparence avait un effet encore plus insidieux que le simple détournement de ressources : elle tuait toute créativité. Observés, les ouvriers s’appliquaient à suivre les règles strictement, pour ne pas se faire remarquer ; cachés derrière un rideau, ils se permettaient d’inventer, de tester et d’appliquer des méthodes plus productives.

L’avenir

Faut-il alors continuer de militer pour un monde plus transparent ?

Le conflit entre la privacy et la transparence est une lutte sur le long terme dont l’enjeu est majeur : définir la frontière entre le privé et le public est définir l’individu dans la société. A la suite des débats, en fonction des options retenues et des possibilités technologiques, la définition de ce qui est stratégique, de ce qui a ou pas de la valeur, aura changé, et la société en sera totalement transformée.

La transparence était le mot de l’année 2013, mais elle impactera les rapports humains pour encore de nombreuses années à venir.

Philippe GOUILLOU

Références : Bernstein (2012 ; DOI: 10.1177/0001839212453028) ; Boyer (2001 ; ISBN: 978-2070426955) ; Geary (2003 ; ISBN: 978-2744501562) ; Fastcompany, 12 juin 2013

Sources citées

Bernstein, E. S. (2012). The Transparency Paradox: A Role for Privacy in Organizational Learning and Operational Control. Administrative Science Quarterly, 57(2), 181–216. doi:10.1177/0001839212453028

Boyer, P. (2001). Et l’homme créa les dieux (Gallimard.). Ed. Robert Laffont. ISBN: 978-2744501562

Geary, D. C. (2003). Hommes, femmes : L'évolution des différences sexuelles humaines. (P. Gouillou, Trans.) (1ère ed., p. 481). Bruxelles: De Boeck Université.

Why Transparency Is Your Biggest Untapped Competitive Advantage. Leo Widrich. Fast Company | Business + Innovation. June 12, 2013

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