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"Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà."
Blaise Pascal (1670)

Plus d'un quart de siècle après sa chute, le Mur de Berlin est resté le symbole de la frontière. En vingt-huit ans (1961-1989), quatre-vingt-dix-neuf personnes y ont été tuées en tentant de le franchir pour fuir le régime socialiste, aucune dans l'autre sens. C'est une règle générale que l'on retrouve encore aujourd'hui : le monde libéral, qui concentre 73% des ressources mais seulement 14% de la population, est entouré de murs, et de nombreuses personnes meurent chaque année en essayant de le rejoindre, aucune en essayant de le fuir.

Le problème général des classifications

Toutes les frontières ne sont pas marquées par des murs et d'autres moyens sont souvent utilisés pour dissuader les personnes et les biens de les franchir. C'est qu'il existe deux types de mur : ceux qui servent à empêcher de rentrer et ceux qui cherchent à empêcher de fuir. Et la règle est inchangeable : les pays les plus libres essaient de se prémunir d'un afflux trop important de personnes, en provenance des pays moins libres qui eux essaient d'empêcher leur population de s'évader.

Dans tous les cas, qu'elles soient matérialisées ou que leur localisation précise ne soit connue que des initiés (comme c'est souvent le cas à Monaco), les frontières sont définies précisément. Il s'agit là d'une caractéristique assez rare : les classifications que nous utilisons tous les jours, qui nous servent à comprendre le monde et à l'appréhender, comportent quasi-systématiquement des inclassables, à cheval sur deux catégories, qu'on ne peut définitivement répertorier. C'est le problème général des classifications : toutes celles qui sont suffisamment complètes sont floues, il y a intersection, doute, difficulté. Même des classifications d'usage aussi quotidien que les espèces, les sexes et les individus sont imprécises : on ne sait pas distinguer les espèces en anneau, un enfant sur deux mille naît intersexué, et l'individu est de plus en plus vu comme un superorganisme, dont certaines composantes sont communes avec ses voisins.

Définies arbitrairement, les frontières, elles, ne souffrent pas de ce flou. Cet avantage est décisif : les frontières distinguent précisément les juridictions en vigueur. Deux terrains qui se touchent peuvent dépendre de capitales situées à des milliers de kilomètres qui imposent des obligations légales totalement opposées : grâce à la frontière, il n'y a aucun doute. C'est que le rôle principal des frontières n'est plus de contrôler (voire empêcher) les flux de personnes, mais de marquer la séparation de juridictions différentes.

Attractivité

Ces différences de juridictions ont permis à de nombreuses personnes de sauver leur vie en s'exilant, souvent définitivement. Les effets en ont généralement été destructeurs pour l'économie du pays d'origine, et certaines régions sont encore appauvries de départs datant de plus de cinq siècles (Pascali, 2016).

Plus souvent encore, ces mêmes différences permettent à de nombreuses personnes d’émigrer pour bénéficier de meilleures conditions économiques. Là encore les pays les plus libres (économiquement) attirent les populations les plus entreprenantes des autres, avec les mêmes conséquences.

Parfois aussi, elles suffisent à inciter des personnes qui résident dans un pays à travailler dans un autre. On les appelle "Pendulaires" à Monaco où ils sont plus de quarante mille à venir chaque jour de l'étranger (dont 90% depuis la France) et "Frontaliers" en Suisse où ils sont presque trois cent mille (dont 55% depuis la France).

La fin des frontières ?

Au cours de l'histoire ces libertés offertes par les frontières ont eu un impact majeur. Ainsi, de nombreux historiens considèrent que la compétition entre les petits pays d'Europe a été déterminante dans la réussite du continent : les frontières ont protégé les hérétiques et dissidents, permis aux ambitieux de trouver des juridictions favorables à leurs talents, et obligé chaque gouvernement à restreindre sa pression fiscale et/ou liberticide pour ne pas être distancé.

Ces dernières décennies, la tendance a été d'interdire cette compétition par la suppression des frontières et l'unification des juridictions, tant au niveau fiscal qu'à celui des libertés laissées aux citoyens. Un grand espace sans frontière est en effet prometteur : le libre-échange bénéficie directement à tous, aux producteurs qui y gagnent un plus grand marché comme aux consommateurs qui y bénéficient d'une plus grande offre et de prix plus bas.

L'évolution technologique est aussi venue transformer les rapports entre les pays : Internet offre la communication instantanée avec quasiment tout point du globe. On peut maintenant "aimer son lointain plutôt que son prochain" et télétravailler au sein d’équipes réparties sur plusieurs continents. Pourquoi alors ne pas considérer les frontières comme obsolètes ?

De nouvelles frontières

Cette disparition des frontières, qu'elle soit programmée et organisée, ou qu'elle soit consécutive aux évolutions technologiques, semble cependant avoir atteint son apogée.

La mode de "l'authentique", annoncée par les marketeurs au milieu des années 1980s pour la décennie suivante, et seulement elle, n'est non seulement jamais passée mais s'est même accompagnée d'un retour aux racines. Internet n'a pas créé le "village global" promis mais au contraire permis la renaissance de cultures et traditions locales, et l’identité est redevenue un enjeur majeur. Il s'agit là d'une tendance lourde, dans laquelle il faut voir plus que de la nostalgie, c’est-à-dire le plaisir du souvenir (Leboe & Ansons, 2006), ou de la peur face aux évolutions géopolitiques en cours.

Les frontières qui étaient rejetées reviennent au premier plan. Le monde de demain ne sera pas celui annoncé de grands blocs régionaux, mais celui de très nombreux pays en compétition. Les règles seront les mêmes : les pays les plus libres s’enrichiront en attirant les talents que les autres essaieront de retenir en construisant des murs. Mais l’évolution technologique en transformera les conditions d’application : il faudra plus que la richesse pour attirer ceux qui pourront de plus en plus télétravailler et donc choisir où s’installer. Le mode de vie, la culture, le dynamisme, etc., seront de plus en plus déterminants et de nouvelles frontières virtuelles se dessineront autour d’identités réaffirmées.

En tant que Cité-Etat, la Principauté est historiquement préparée à cette évolution. Son modèle social libéral lui offre une remarquable réussite économique, elle devra le sauvegarder et l'enrichir. Son histoire lui offre une légitimité, elle devra la valoriser et affirmer son identité.

C'est la différence qui permet l'échange : cultiver ses particularités est de plus en plus vital.

Philippe GOUILLOU

Références : Leboe & Ansons (2006, DOI:10.1037/1528-3542.6.4.596), Pascali (2016, DOI:10.1162/REST_a_00481), Monaco Business News 47, Lettres Neuromonaco 42 et 69

Sources