"La chance existe. Sans cela, comment expliquerait-on la réussite des autres ?"
Marcel Achard

"Si vous avez cru qu'il fût fort facile et fort agréable d'être Roi, vous vous êtes fort trompé."
Louis XIV à Philippe V

Vous êtes blessé à un doigt et décidez de consultez un médecin. Celui-ci établit un diagnostic, et vous annonce qu'il faut amputer le bras. Vous trouvez cette histoire absurde, tirée par les cheveux ? Pourtant vous acceptez très bien ce type de raisonnement quand il est émis par un politicien. La technique utilisée est extrêmement simple : elle consiste à ne pas distinguer les trois étapes 1) détection, 2) diagnostic, et 3) solution, et de faire croire que chacune est la conséquence inéluctable des précédentes, c'est-à-dire que la solution serait dictée par l'interprétation qu'on fait d'un problème. Pourquoi alors est-elle toujours aussi efficace ?

Le Billet Éco 22 ("Le prix de la réalité") publié dans Monaco Business News n° 66 (et disponible sur le site Fedem.mc), avait montré que le fait que nous vivons dans une construction de la réalité (notre "umwelt") n'implique pas que nous pourrions nous affranchir de celle-ci : il existe bien un lien solide entre le monde et comment nous le percevons. Mais dans le même temps, nos processus de construction ont été sélectionnés sur leur efficacité, pas leur précision, et nous souffrons de nombreux biais perceptifs et cognitifs.

L'étude de ces biais occupe de très nombreux chercheurs à travers le monde. Son importance est telle que le Prix Nobel d'Economie a été donné à un psychologue en 2002 (Daniel Kahneman), et à un mathématicien spécialiste de la Théorie des Jeux en 2005 (Robert Aumann). Comprendre ces biais, leur raison d'être, et comment on peut s'appuyer dessus, est en effet un enjeu majeur de toute politique économique.

La queue du dinosaure

Le problème principal auquel nous sommes confrontés en permanence est que le monde est beaucoup trop grand et change beaucoup trop rapidement pour que nous puissions l'appréhender dans sa globalité. Il faut en moyenne un dixième de seconde pour qu'une perception atteigne notre cerveau, et encore trois à quatre dixièmes de seconde pour qu'elle atteigne la conscience. Et cela se complique quand on intègre les différences de temps de trajet : si vous touchez en même temps un orteil et la pointe du nez, comment faisons-nous pour savoir que ces deux perceptions étaient simultanées alors qu'une n'a atteint son cerveau qu'un certain temps après la première ? Comment faisaient les dinosaures qui étaient tellement grands que les temps de trajets étaient beaucoup plus longs ?

Notre cerveau a mis en place plusieurs stratégies pour y répondre. Tout d'abord, il semble qu'il ne perçoit pas le monde en continu mais le découpe en tranches d'environ quatre dixièmes de seconde (400 ms) au sein desquelles il réorganise les perceptions atemporellement afin de leur donner du sens. Cela signifie qu'on peut modifier une perception jusqu'à presque une demi-seconde après celle-ci : un indice peut diriger l'attention sur un stimuli même s'il est fourni jusqu'à 0,4 secondes après celui-ci (Sergent et al., 2012). Grâce à ce système de découpage, les perceptions de toucher au nez et à l'orteil peuvent nous apparaître simultanées. Ensuite, notre cerveau ne cherche pas à tout percevoir, mais va privilégier quelques signes, auxquels il réagit par des réponses automatiques. Différentes études ont montré qu'il privilégie les signes exagérés et les signaux contradictoires, qui sont de véritables "déclencheurs" de réactions automatiques. Cette tendance est bien sûr très exploitée en publicité, par exemple dans le secteur de la mode où les mannequins sont choisis sur leurs caractéristiques hors normes (par exemple la longueur proportionnelle des jambes) plus que sur leur beauté, ces caractéristiques correspondants à des déclencheurs sélectionnés (pour la longueur des jambes : croissance réussie et donc bon système immunitaire).

Le locus de contrôle

Notre cerveau est doté de tellement de ces réponses automatiques que beaucoup pensent que la célèbre question philosophique du libre arbitre a été tranchée négativement : la conscience n'intervient qu'après la décision, et tout ce qu'elle peut faire serait de peut-être influencer les programmes qui réagiront automatiquement aux prochains stimulis (voir Neuromonaco 58). Nous avons pourtant du mal à nous considérer comme juste ballotés par les circonstances environnementales : nous sommes le plus souvent persuadés être capables de prendre des décisions conscientes et tenons à nous sentir responsables de nos choix et croyons même que ceux-ci sont raisonnés.

Mais même cette perception du "locus de contrôle" est biaisée : nous avons tous tendance à nous croire plus responsables de nos actions positives (que nous expliquons par nos talents) que de celles négatives (qui elles ne peuvent être dues qu'à des éléments extérieurs à notre contrôle), et exactement l'opposé pour les autres (dont les actions positives sont expliquées par la chance, tandis que celles négatives le sont par leurs lacunes personnelles). Chandrashekar et al. (2019) ont même trouvé que ceux qui croient plus au libre arbitre ont plus tendance à ne pas voir leurs propres biais et à dénoncer ceux des autres. Une illustration du Locus de contrôle avait été donné par la série télévisée Game of Thrones (GOT) : Zeynep Tufekci (2019) a proposé que la déception des fans concernant la saison 8 s'expliquait par le fait que son storytelling était passé du mode sociologique (les personnages étaient broyés par les circonstances, aucun ne semblait pouvoir y survivre), au mode psychologique (les actions individuelles des héros transforment le monde).

Le Système Immunitaire Comportemental

Ce biais est loin d'être le seul à intervenir dans nos relations avec les autres. Par exemple, Schaller & Park (2011) ont montré que nos réactions d'évitement d'une personne malade pour éviter la contagion doivent être considérées comme parties prenantes de notre système immunitaire, or ce "BIS" (Behavioural Immune System : Système Immunitaire Comportemental) s'active même pour des problèmes qui n'ont rien à voir avec l'évitement des parasites. C'est ainsi qu'on fuira les personnes perçues comme malchanceuses ou pauvres, comme si ces conditions étaient contagieuses, provoquant ainsi une rétroaction positive (qui augmente l'effet) au détriment de la victime.

Ce BIS a entre autres conséquences de provoquer un biais de positivité dans nos communications : même malades nous avons tout intérêt à affirmer que tout va pour le mieux, et à ne donner aucun signe de négativité. Bien sûr, nous ferons l'inverse pour quelqu'un que nous voulons critiquer ("il a l'air très fatigué, il doit être malade"). Or ce biais peut avoir des effets destructeurs. Par exemple Hightower & Sayeed (1995) avaient préparés trois CVs pour un poste de Marketing Manager, avec un très nettement meilleur que les autres. Puis ils avaient demandé à des groupes de trois personnes, réunies physiquement ou communiquant en ligne, de sélectionner un candidat, mais en ne fournissant à chaque membre qu'un tiers de chaque CV, à charge pour eux de communiquer entre eux pour reconstruire des CV complets. Or il est apparu que chaque membre, à partir des informations parcellaires dont il disposait, s'était choisi un candidat préféré, et ne communiquait aux autres que les informations positives le concernant, et que celles négatives pour les autres. En conséquence, quasiment aucun groupe n'a été capable de sélectionner le meilleur candidat.

Conformité et soumission

Bien sûr, notre recherche de conformité provoque aussi des biais majeurs. Pour fluidifier les relations, nous sommes enclins à nous soumettre à la majorité, voire au dominant. Ainsi, Solomon Asch (1951) avait montré que beaucoup sont prêts à remettre en cause leur perception si elle ne correspond pas à celle des autres, étude qui avait été confirmée au Japon presque 60 ans après (Mori & Arai, 2010, voir Neuromonaco 51).

Cette tendance permet à certains de profiter d'un autre biais, celui d'ancrage : comme déjà expliqué dans le Billet Éco 12 ("La course de la Reine Rouge"), nous jugeons relativement, il suffit donc d'imposer une nouvelle norme pour faire glisser la perception. Ainsi, il suffit d'aller plus loin sur un thème à la mode pour créer un nouvel ancrage et faire glisser la perception qu'a la population de l'équilibre, du "juste milieu", et puis de recommencer. Au final, ce seront ceux qui s'opposeront à cette évolution forcée qui seront perçus comme des extrémistes à abattre.

Comment faire ?

Qu'ils soient volontairement exploités ou non, tous ces biais ont des conséquences majeures sur nos relations avec les autres et sur nos processus de décision. Or ils ont été biaisés pour favoriser la survie et la procréation dans un monde qui n'existe plus, pas pour aider à gérer une entreprise ou conduire un pays. Et, comme les illusions d'optiques, la plupart de ces biais cognitifs sont tels qu'on ne peut les corriger : ils sont profondément inscrits dans la manière même dont notre cerveau fonctionne, même en les connaissants on ne peut les éviter. De plus, même si cela était possible, ne pas être biaisé ne serait pas recommandé : la communication avec les autres serait impossible. Tout ce que peut faire un décideur pour ne pas en être trop victime est de multiplier les avis (notamment externes) pour ne pas se retrouver enfermé dans des biais de confirmation, mais cette procédure a un coût. En conséquence, de nombreuses décisions absurdes mais destructives sont prises chaque jour au détriment de tous.

Mais on peut se protéger de leur exploitation par les autres. Ce n'est pas parce que nous pouvons être assez facilement manipulés que nous devons toujours l'accepter, et il est possible de s'en défendre, il suffit de connaître les techniques pour les reconnaître et les désamorcer. Alors que la propagande augmente exponentiellement, il est urgent de se former pour ne pas se laisser détruire.

Philippe GOUILLOU

Références : Ash (1951) ; Chadrashekar & al. (2019, doi : 10.13140/RG.2.2.19878.16961) ; Hightower & Sayeed (1995, doi : 10.1016/0747-5632(94)00019-E) ; Mori & Arai (2010, doi : 10.1080/00207591003774485) ; Sergent et al. (2012, doi : 10.1016/j.cub.2012.11.047) ; Tufekci (2019, Scientific American) ; Schaller & Park (2011, doi : 10.1177/0963721411402596) : Billets Eco 12 (MBN 56) et 22 (MBN 66) ; Lettres Neuromonaco 51 et 58.

Liens

Références

  • Louis XIV à Philippe V : Cité par Louis Bertrand in Fayard, A. (1923). "Louis XIV" (Chapitre "La naissance de Louis-Dieudonné"). Paris.

  • Asch, S. E. (1951). Effects of group pressure upon the modification and distortion of judgments. In H. Guetzkow (Ed.), Groups, leadership and men (pp. 295–303). Pittsburg, PA: Carnegie Press.

  • Chandrashekar, Prasad & Yeung, Wilson & Yau, Ka Chai & Feldman, Gilad & Yuen Ting Julie, Ma & Ho, Jeffrey Cheuk & Cheung, Eleanor Chung Yee & Lui, Cheuk Him & Kulbhushan, Tanay & Wong, Cho Yan Joan & Pillai, Tanishka & Fung, Hiu Ching Natasha & Leung, Wing Nam & Li, Yan Tung & Tse, Colman & Cheng, Boley & Chan, Cedar (2019). Agency and self-other asymmetries in perceived bias and shortcomings: Replications of the Bias Blind Spot and extensions linking to free will beliefs. Preprint. doi:10.13140/RG.2.2.19878.16961

  • Hightower, R., & Sayeed, L. (1995). The Impact of Computer Mediated Communication Systems on Biased Group Discussion. Computers in Human Behavior. 11. doi:10.1016/0747-5632(94)00019-E

  • Mori, K., & Arai, M. (2010). No need to fake it: Reproduction of the Asch experiment without confederates. International Journal of Psychology, 45(5), 390–397. doi:10.1080/00207591003774485

  • Sergent, C., Wyart, V., Babo-Rebelo, M., Cohen, L., Naccache, L., & Tallon-Baudry, C. (2012). Cueing Attention after the Stimulus Is Gone Can Retrospectively Trigger Conscious Perception. Current Biology. doi:10.1016/j.cub.2012.11.047

  • Schaller, M., & Park, J. H. (2011). The Behavioral Immune System (and Why It Matters). Current Directions in Psychological Science, 20(2), 99–103. doi:10.1177/0963721411402596