"La raison pour laquelle vous ne l’avez pas ressenti est qu’il n’existe pas. Ce que vous appelez amour a été inventé par des types comme moi, pour vendre des bas nylons."
Don Draper, Madmen 

Le temps de cerveau disponible

En janvier 2004, Patrick Le Lay, PDG de TF1, répond dans un livre de chefs d’entreprises : "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité." L’expression connaîtra un énorme succès, et est encore la référence de toutes les luttes contre la publicité. 

Elle s’inscrit en effet dans le cadre plus global nommé "Économie de l’attention". L’idée est simple : notre attention est très limitée (nous sommes monotâches) or l’économie est la science de la rareté, pas de l’abondance, il ne peut donc exister d’Économie de l’information. Il s’agit là d’une situation assez récente dans l’histoire de l’humanité : nos ancêtres n’étaient pas confrontés en permanence à des informations en provenance du monde entier, il a fallu le développement des moyens de communication, de la presse, des médias. Or depuis 1995 le développement d’Internet a permis une explosion du nombre d’informations disponibles, au point que dès 1997, Michael H. Goldhaber avait signalé que l’Économie de l’attention deviendrait la principale économie, qu’Internet provoquerait un changement de monde. Et, en effet, la chasse à l’attention est devenue le tout premier travail des marketeurs : notre "Temps de cerveau disponible” est bien, à leurs yeux, notre valeur la plus précieuse.

Subliminal et amorçage

L’attention ne représente cependant qu’une partie de ce dont parlait Le Lay : nous savons maintenant que la disponibilité n'exige pas nécessairement l’attention, et que cette dernière doit être distinguée de la conscience. 

En 1957, aux Etats-Unis, James Vicary avait fait connaître au monde la peur du "subliminal". Il affirmait avoir pu augmenter les ventes d’un cinéma de 18 % pour le Coca-Cola et de 50 % pour le pop-corn par l’insertion d’images dans des films projetés. Et même s’il a finalement avoué avoir inventé les chiffres (O’Barr, 2005), et qu’aucune expérience n’a jamais permis d’atteindre de tels niveaux d’influence, la peur de la manipulation inconsciente est restée, au point qu’en France la publicité subliminale est spécifiquement interdite depuis 1992 (Décret n° 92–280).

Par définition, une perception est subliminale si elle est trop rapide ou trop cachée pour atteindre la conscience, mais suffisante pour être décryptée par le cerveau et provoquer un effet. En termes de rapidité, le seuil de détectabilité dépend des individus et est généralement estimé, par référence au cinéma, à un vingt-cinquième de seconde (soit 40 millisecondes) mais Droulers (2000) avait retenu 30 ms. De nombreuses perceptions sont influentes très en-deça de ce seuil, par exemple l’effet de la beauté d’un visage ne demande que 13 millisecondes (Olson & Marshuetz, 2005).

Ces stimuli trop rapides ne représentent cependant qu’une toute petite partie de ceux qui nous influencent sans que nous en ayons réellement conscience. Personne n’a, en même temps, conscience des vêtements qu’il porte, de la chaise où il est assis, du bruit qui l’entoure, etc. L’objectif même de la concentration est de limiter cette conscience de l’environnement, or celui-ci a un impact sur nous. Plus généralement, il est apparu qu’un stimulus pourra transformer la perception des suivants. Cet effet, l’amorçage ("priming"), est utilisé dans certaines illusions d’optique, où après avoir fixé son attention sur une image la suivante apparaît transformée, et en psychologie, pour orienter les réponses des testés afin de mesurer un effet. En fait, même si les effets sont faibles, ils peuvent être cumulatifs, et la simple présence d’un souvenir en mémoire immédiate contamine la perception des stimuli suivants (Kang et al., 2011).

L’amorçage est bien sûr l’arme principale des publicistes. Ils l’utilisent pour associer une émotion positive à leur produit : c’est cet Effet Halo (Thorndike, 1920) qui explique pourquoi si peu de marques sont présentes pour aider après des catastrophes. Ils peuvent même l’utiliser pour créer de la frustration : c’est la technique très efficace favorisée par de nombreux magazines féminins qui renforcent l’opposition entre les textes ("acceptez-vous telle que vous êtes”) et les photos de mannequins (hors normes) pour inciter à l’achat de produits de beauté. Le principe est qu’un amorçage est généralement plus efficace quand il n’est pas subliminal, mais ce peut être l’inverse : Tsushima et al. (2008 ; cité par Dehaene, 2009) ont montré que certains effets sont plus forts quand ils sont en dessous du seuil de perception. 

Conscience et attention

Attention et conscience doivent cependant être distinguées, la première servant de barrière à la seconde (Dehaene & Changeux, 2011). Il apparaît qu’une publicité n’a pas besoin de passer cette barrière pour être efficace, en fait elle n’a même pas besoin d’attention, il suffit de la diffuser souvent. C’est l’Effet de Simple Exposition : la répétition d’un stimulus permet de créer un avis positif, petit mais cumulatif (Fang et al. 2007). Cet effet n’est bien sûr pas systématique, et il peut même présenter des différences sexuelles : sur photo les hommes jugent plus belles les femmes qu’ils découvrent alors que les femmes préfèrent les hommes déjà vus (Little et al., 2014). Mais c’est lui qui a permis à Apple de faire le succès de son iPod (en montrant des écouteurs blancs), et c’est lui qui explique la volonté de Coca Cola d’avoir son logo visible partout dans le monde. C’est aussi lui qui fait que les publicités envahissantes sur Internet ont bien un effet positif, même si le visiteur a inconsciemment cliqué pour les faire disparaître (Courbet et al., 2014). 

Les déclencheurs

L’efficacité de ces méthodes peut être augmentée en tenant compte du fait que notre cerveau est naturellement programmé pour gérer le surplus d’informations : au lieu de se laisser surcharger, il va se limiter à des détails précis, qu’il recherchera, et qui seront des déclencheurs de comportement, surtout quand ils sont exagérés. Par exemple, Johnson et al. (2012) avaient trouvé que des étudiantes à qui étaient présentées des silhouettes ne se distinguant que par le ratio taille/hanche ne classaient comme féminines que celles montrant un ratio inférieur à 0,68, soit en dessous de l’optimum de 0,71, alors que dans la réalité les hommes sont généralement au dessus de 0,90 (voir Lettres Neuromonaco 53 et 54).

Ainsi, le célèbre "Temps de cerveau disponible” n’exige pas un cerveau conscient, ni même attentif, il suffit de sa présence, et dès lors ce qui importe principalement est la bonne sélection, et exploitation, des déclencheurs.

Le marché de l’attention

Vingt ans après, la prédiction de Goldhaber s'est réalisée : Internet en multipliant l'information a bien créé cette Économie de l'attention où les marketeurs doivent aller de plus en plus fort dans leur exploitation des déclencheurs psychologiques pour avoir une chance de vendre leurs produits. A ce jeu les réseaux sociaux, qui touchent au plus profond de l'expérience humaine, ont gagné, au point que des inquiétudes se font jour.

Tout d'abord, l'impact sur le cerveau ne semble pas négligeable. S'il est d'abord apparu limité (voir la synthèse de Fourquet-Courbet & Courbet, 2017), une nouvelle étude de grande ampleur de Twenge et al. (2017) montre que l'arrivée des smartphones a provoqué une augmentation des tendances dépressives, et des suicides, chez les adolescents américains. En d'autres termes, même si notre cerveau est programmé pour gérer la surcharge d'information, trop stimuler les déclencheurs peut engendrer des effets négatifs.

Et puis il y a un autre impact, moins visible mais plus profond : toutes les informations ne sont pas compatibles avec l'immédiateté des réseaux sociaux. De nombreux domaines exigent, pour les maîtriser, de la culture et de la réflexion, c’est-à-dire de la concentration. Et s'il est connu que personne ne peut apprendre la Mécanique Quantique sans y consacrer beaucoup de temps, la même contrainte s'impose à de nombreux autres sujets tout aussi importants.

Le 25 novembre, le CEPROM et l’ECAEF ont organisé au Musée Océanographique une conférence sur la place des petits Etats, et sur les conditions nécessaires à leur réussite. Les intervenants étaient de très haut niveau, et ils présentaient des arguments très solides qu'il est important de saisir pour assurer l'avenir du pays. Mais leurs idées, quoique validées par l’Histoire, s’opposent souvent aux raccourcis usuels, et un travail intellectuel est nécessaire pour en comprendre l’importance et la portée. Elles ne sont pas résumables à quelques slogans pouvant buzzer sur les réseaux sociaux : quelles seront leurs chances face à la concurrence des déclencheurs ? 

Philippe GOUILLOU

Références : Courbet et al. (2014, DOI : 10.1111/jcc4.12035) ; Dehaene (2009, Cours au Collège de France) ; Dehaene & Changeux (2011, DOI : 10.1016/j.neuron.2011.03.018) ; Droulers (2000, DOI : 10.1177/076737010001500403) ; Fang et al. (2007, DOI : 10.1086/513050) ; Fourquet-Courbet & Courbet (2017, DOI : 10.4000/rfsic.2910) ; Goldhaber (2007, First Monday) ; Kang et al. (10.3758/s13423–011–0126–5) ; Les associés d’EIM (2004, ISBN : 978–2914119337) ; Little et al. (2014, DOI : 10.1007/s10508–013–0120–2) ; O’Barr (2005, DOI : 10.1353/asr.2006.0014) ; Olson et al. (2005, DOI : 10.1037/1528–3542.5.4.498) ; Thorndike (1920, DOI : 10.1037/h0071663) ; Tsushima (2008, DOI : 10.1016/j.cub.2008.04.029) ; Twenge et al. (2017, DOI : 10.1177/2167702617723376)

Photo : Luca Iaconelli – Unsplash (libre de droits)

Références

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Dehaene, S. (2009). Peut-on apprendre sans conscience? L’inconscient cognitif et la profondeur des opérations subliminales. Cours au Collège de France. Paris.

Dehaene, S., & Changeux, J.-P. (2011). Experimental and theoretical approaches to conscious processing. Neuron, 70(2), 200–27. doi:10.1016/j.neuron.2011.03.018

Droulers, O. (2000). Perception subliminale : une expérimentation sur le processus d’activation sémantique des marques. Recherche et Applications En Marketing, 15(4), 43–59. doi:10.1177/076737010001500403

Fang, X., Singh, S., & Ahluwalia, R. (2007). An Examination of Different Explanations for the Mere Exposure Effect. Journal of Consumer Research, 34(1), 97–103. doi:10.1086/513050

Fourquet-Courbet, M.-P., & Courbet, D. (2017). Anxiété, dépression et addiction liées à la communication numérique. Revue Française Des Sciences de L’information et de La Communication, 1(11), 1–10. 10.4000/rfsic.2910

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Twenge, J. M., Joiner, T. E., Rogers, M. L., & Martin, G. N. (2017). Increases in Depressive Symptoms, Suicide-Related Outcomes, and Suicide Rates Among U.S. Adolescents After 2010 and Links to Increased New Media Screen Time. Clinical Psychological Science, 216770261772337. doi:10.1177/2167702617723376