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Dans une des vidéos de sa très intéressante chaîne Fouloscopie, Mehdi Moussaïd (2019) s’interroge sur une question qui le concerne directement : doit-il en tant que scientifique s’engager dans des recherches audacieuses, qui pourraient lui rapporter une forte reconnaissance mais présentent un grand risque d’échouer, ou au contraire choisir la sécurité de voies toutes tracées ? Il explique que ce problème ne concerne pas que son cas particulier et le modélise en prenant l’exemple de chercheurs d’or de deux types : certains sont des explorateurs, qui ne s’intéressent qu’à ce qui est nouveau et n’exploitent pas leurs découvertes, et les autres des suiveurs, qui ne trouvent rien, mais exploitent (valorisent) bien les découvertes des autres. Que va-t-il se passer ?

Cette opposition explorateurs/suiveurs va en effet très au-delà de la simple question de la stratégie à suivre. En fait, elle pose un problème fondamental qui n’a pas de solution : celui du collectif, c’est-à-dire celui de la nécessité d’une coopération généralisée et de ses limites.

Pour le comprendre, reprenons l’exemple de Mehdi Moussaïd et voyons ce qui va se passer. Il a développé une simulation informatique qui montre un résultat très net :

  • S’il n’y a que des explorateurs, de l’or sera trouvé mais ils ne l’exploiteront pas, ils resteront pauvres ;

  • S’il n’y a que des suiveurs, eux aussi resteront pauvres : ils ne trouveront rien à exploiter ;

  • S’il y a à la fois des deux, alors le résultat sera très positif : explorateurs comme suiveurs seront plus riches... mais les suiveurs plus que les explorateurs.

Donc, si les suiveurs ont bien besoin des explorateurs, ces derniers se laissent exploiter par les premiers. Comment est-ce possible ?

La question de la coopération

La question de la coopération a posé de nombreux problèmes aux biologistes : comment des individus peuvent-ils avoir été sélectionnés pour se sacrifier quand ils pourraient trahir ? Après des décennies de recherches, deux grandes explications ont émergé.

La première se base sur la Théorie des Jeux : le Dilemme du Prisonnier (déjà présenté Billet Eco 10) montre que quand il y a un grand nombre d’interactions, chacun a individuellement intérêt à coopérer avec les autres. Ce modèle permet d’expliquer de nombreux comportements, pas seulement chez les humains, mais aussi dans toutes les espèces vivantes, y compris aux niveaux des gènes et virus. Sa limite chez les humains est qu’il y exige un niveau cognitif suffisant : le niveau de coopération, et donc de succès individuel et collectif, est lié au QI (Gouillou, 2019).

La seconde se fonde elle sur l’intérêt individuel des gènes. C’est la Sélection Hamiltonienne (déjà présentée Billet Eco 29), qui remarque qu’un individu a intérêt à se sacrifier si cela permet de sauver suffisamment de ses proches génétiques. Par exemple, puisque le taux de parenté (r) est de 1/8 entre cousins, se sacrifier pour sauver 9 cousins est bénéfique pour les gènes, et donc peut avoir été sélectionné. Bien sûr on ne peut pas calculer le taux de parenté entre personnes éloignées, mais on peut mesurer la proximité génétique avec un autre outil, l’Indice de fixation (Fst). Les résultats sont nets : Henry Harpending (2002) avait noté que ”La parenté entre deux individus de la même population humaine est équivalente à la parenté entre grand-parent et petit-enfant ou entre demi-frères”, soit largement assez pour justifier génétiquement la coopération au sein d’une population homogène (comme en Europe jusqu’à récemment : voir Billet Eco 25).

On peut donc expliquer pourquoi explorateurs et suiveurs peuvent coopérer, chacun a besoin des autres, mais il ne s’agit que d’une partie du problème, il reste à comprendre pourquoi ce sont toujours les mêmes qui se font exploiter.

La dure vie des créatifs

Pour y parvenir, le premier point à prendre en compte est qu’il s’agit bien d’un phénomène général.

Par exemple, si les entreprises valorisent officiellement et à grand renfort de publicité la créativité (Lettre Neuromonaco 16), qui nécessite la prise de risque d’exploration de nouveaux concepts, le simple fait d’être considéré créatif fait baisser le leadership et perdre ses chances de devenir PDG (Mueller et al., 2010), être moins écouté et moins apprécié par sa hiérarchie (Staw, 1995), et être rejeté même par tous ceux qui vous serinent quotidiennement sur l’importance de la créativité (Mueller et al., 2011). Et il n’y a pas qu’en entreprise ! Par exemple Westby & Dawson (1995) avaient trouvé que chez des professeurs : “Les jugements pour les étudiants favoris étaient négativement corrélés avec la créativité ; les jugements pour les moins aimés des étudiants étaient positivement corrélés avec la créativité“. Et même dans les secteurs réputés pour leur besoin de créativité, comme l’informatique, ce ne sont toujours pas les explorateurs qui gagnent mais les suiveurs : Bill Gates n’avait pas créé le système MS-DOS qui a lancé sa fortune, il l’a juste racheté à bas prix.

Bien sûr, beaucoup citeront l’art comme contre-exemple : il s’agit en effet du domaine où la créativité est la plus adulée, et où tout un système économique s’est développé pour gérer les revenus de chacun. Mais la simple étude de la vie des artistes montre que ce n’est pas beaucoup mieux pour les créatifs. Tout d’abord au cours de l’histoire de nombreux artistes qui se vendent maintenant à des cotes de dizaines ou centaines de millions ont passé leur vie dans la pauvreté, et, surtout, encore aujourd’hui la cote des artistes dépend d’abord de leur narcissisme, pas de leur créativité (Zhou, 2016). La raison en est simple : comme pour les autres créatifs, le succès des artistes ne dépend pas des autres explorateurs mais des suiveurs (ici : galeries, producteurs, etc.), or ces derniers montrent les mêmes biais qui prévalent en entreprise et en politique (Gouillou, 2021).

Les rats plongeurs et le Paradoxe du Maître Chanteur

Le manque de reconnaissance des explorateurs, des inventeurs, des créatifs, est donc bien une constante, une règle de la société humaine. Est-ce partout pareil ?

Pour sa thèse de doctorat, Didier Desort (1994) avait obligé des rats à plonger pour aller chercher de la nourriture, avec la difficulté supplémentaire qu’ils devaient revenir au point de départ pour pouvoir manger. Que s’est-il passé ? Tout simple : certains rats ont bien plongé, mais à leur retour ils étaient attaqués par les autres qui leur volaient la nourriture, ce qui les obligeait à faire un ou plusieurs tours supplémentaires pour enfin réussir à conserver de quoi se nourrir. En d’autres termes : le seul moyen qu’avaient ces rats de survivre étaient de devenir les esclaves des autres. Cette étude avait été fortement médiatisée fin des années 2000 et beaucoup y avaient vu une analogie avec les sociétés humaines : “L’homme est un rat pour l’homme”. De fait, même s’il est toujours délicat d’appliquer des comportements animaux à des sociétés humaines, on retrouve bien une situation asymétrique où ceux qui apportent des solutions sont exploités par ceux qui n’apportent rien.

Cette situation où certains ont intérêt à (ou doivent pour survivre accepter de) se laisser exploiter est donc bien une règle de la vie. En fait elle a même été modélisée en Théorie des Jeux. En septembre 2004, le Professeur Robert Aumann (futur Prix Nobel 2005 d’économie), avait donné 3 jours d’interview à son ancien doctorant et toujours collaborateur Sergiu Hart, où il le racontait précisément :

“Anne et Bob doivent diviser une centaine de dollars. Ce n’est pas un jeu à ultimatum, ils peuvent discuter librement. Anne dit à Bob : ”Écoute, je veux 90 de ces 100. Accepte ou refuse, je ne sortirai pas de cette pièce avec moins que 90 dollars“. Bob répond : ”Attends, c’est exagéré. On a 100 dollars, on n’a qu’à se les partager la moitié chacun. “ Anne répond que non. Anne – le ”Maître Chanteur“ – est peut-être irrationnelle. Mais Bob, s’il est rationnel, va accepter ces 10 dollars et ce sera fini.” Hart & Auman, 2005

Dans la suite de l’interview, Robert Aumann y trouve même un avantage et montre que ce paradoxe peut expliquer en partie la sélection des religions. En effet, pour que Bob se laisse avoir par le chantage d’Anne, il faut que celle-ci soit convaincante, qu’elle prouve qu’elle ne cédera pas, or invoquer une raison religieuse (le “sacré”) l’y aidera beaucoup (Gouillou, 2011). Il y a quand même une limite : les études répétées de ce jeu et d’autres ont montré que si Bob se considère trop floué, il sacrifiera la somme à gagner pour punir Anne, et tous deux repartiront sans rien.

Surtout ne pas démotiver

Nous nous retrouvons donc dans une situation où ceux qui sont les plus inventifs, ceux qui fondent l’avenir des pays et des sociétés, doivent soit se laisser exploiter, soit ne pas valoriser leurs capacités, et cela au détriment de tous. Et ce n’est pas un cas particulier : la même situation se retrouve chez les rats et elle a été modélisée en Théorie des Jeux. Et elle a même très certainement prévalu dans l’histoire : si Charles Darwin a pu révolutionner la biologie grâce à sa fortune de naissance, tout indique que, par manque de ressources, de nombreux génies n’ont jamais pu exprimer leur potentiel, parce qu’ils n’auraient pas pu en bénéficier, et nous y avons tous perdu.

Des solutions existent. Certaines entreprises ont su valoriser les chercheurs, que ce soit en leur indexant une prime au revenu des brevets qu’ils ont permis de déposer, ou en distinguant deux hiérarchies parallèles : la normale où les critères de dominance sont ceux usuels, et une autre qui permet aux créatifs et experts de poursuivre leurs travaux sans avoir à sacrifier leur salaire. Une entreprise connue mondialement (Xerox) avait même été créée dans le but de financer des chercheurs : les suiveurs s’enrichissaient au bénéfice des explorateurs. Et même sans mettre en place une organisation spécifique, les entreprises peuvent au quotidien éviter de nombreux cas où des employés limitent leur créativité et refusent de mettre en avant leur inventivité parce qu’ils savent qu’ils n’en bénéficieraient pas (Gouillou, 2021).

La solution pour Monaco

Le Billet Eco 19 avait appelé à revoir l’éducation pour qu’elle valorise moins la conformité. Le monde est de plus en plus imprévisible, et ce sont les créatifs, les innovateurs, les explorateurs, c’est-à-dire les “non-conformes”, qui créeront celui de demain et ainsi détermineront la réussite des pays où ils auront pu s’épanouir. Mais le Billet Eco 5 avait montré que le “Talon d’Achille de Monaco” est justement son coût de résidence qui réserve le pays au top de la classe managériale et l’interdit de plus en plus à la classe créative (qu’il ne faut surtout pas confondre).

Dans ces conditions, le principe général que nous venons de démontrer incite au pessimisme : il indique que seuls les suiveurs pourront rester à Monaco, qui finira alors par manquer d’explorateurs pour assurer son avenir. Or les solutions qui sont valides au niveau des entreprises ne peuvent l’être au niveau d’un État : toute procédure de compensation des uns vers les autres pour sauver ces derniers aurait des effets secondaires destructeurs (voir Base Eco 1).

Cela signifie que le pays devra s’appuyer sur ses acquis pour renforcer son attractivité auprès des explorateurs. Nous avons souvent insisté dans ces Billets sur l’importance fondamentale des spécificités de la culture monégasque dans la réussite du pays. Sans surtout se renier, celle-ci devra continuer d’évoluer pour que la Principauté redevienne le pays où chacun peut construire sereinement l’avenir.

Philippe GOUILLOU

Références : Base Eco 1 ; Billets Eco 5, 19, et 25 ; Lettre Neuromonaco 16 ; Desor (1994, Hal_ID : tel–01754165) ; Gouillou 2011, 2019, et 2021 ; Hart & Aumann 2005 ; Moussaïd 2019 ; Mueller et al. (2010, doi:10.1016/j.jesp.2010.11.010) ; Staw (1995, doi:10.4135/9781452243535) ; Westby & Dawson (1995, doi:10.1207/s15326934crj0801_1) ; Zhou, Y. (2016, doi:10.1080/1351847X.2016.1151804).

Références