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L’une des principales raisons qu’il y a à étudier l’Histoire est que la quasi-totalité des idées stupides à la mode ont déjà été essayées par le passé, et se sont avérées à chaque fois désastreuses.
Thomas Sowell

Hasard et Contingences

Sur quoi basez-vous vos décisions ? 

Dans la nouvelle “La Princesse de Chine” de René Clair (1951, 1976), le héros tient un raisonnement simple : puisque tout ce qui n’est pas absolument impossible peut devenir probable, et peut donc se produire, et qu’on ne peut pas prédire l’avenir, il décide de s’en remettre totalement au hasard :

La pièce de monnaie qu’on lance en l’air en sait tout autant sur l’avenir que les plus profonds penseurs, les calculateurs les plus habiles. Je ferai de ma vie un jeu de hasard !“.

Pour ce faire, il ne se contente pas d’une simple pièce de monnaie, mais s’appuie sur un système compliqué basé sur le nombre de consonnes en premières lettres des colonnes des journaux. Leur parité ou imparité décident de sa journée et ça marche : parti de rien (sortant de prison), il fait fortune et trouve l’amour. Hélas, un jour, il décide de prendre une décision de lui-même, une seule, et celle-ci l’entraîne à se retrouver condamné à mort pour un crime qu’il n’a pas commis. 

La nouvelle de René Clair n’est bien sûr pas réaliste : si une telle succession de hasards favorables n’est en effet pas absolument impossible, elle n’est que trop peu probable. Mais si nous ne pouvons croire à une telle réussite, les méthodes qu’il emploie n’ont rien de surprenant : quelle différence y-a-t-il entre compter des lettres et s’en remettre à la position de quelques astres éloignés tels qu’ils apparaissaient à sa naissance ? Encore aujourd’hui, de très nombreuses personnes basent leurs décisions sur des signes non liés, et cela à tous les niveaux : François Mitterrand, Président de la République Française de 1981 à 1995, avait une voyante attitrée, et il en est probablement encore de même pour d’autres politiciens. 

Les découvertes scientifiques ont depuis longtemps réfuté ces pensées magiques. On ne peut pas certes prédire l’avenir, un “Cygne noir” (Billet Éco 15) pouvant toujours mettre à bas nos calculs les plus savants, mais, sur le grand nombre, l’exploitation des connaissances acquises est largement meilleure que le hasard (même dans le Dilemme du Prisonnier : Neuromonaco 41). 

Pourtant, comme Tetlock (2005) l’avait montré, les experts ne font généralement pas mieux que le hasard : la pièce de monnaie de René Clair en sait tout autant qu’eux (Billet Éco 15). En fait il est même conseillé comme stratégie de carrière de commencer par une prédiction spectaculaire : si le hasard fait qu’elle se réalise, elle suffira à bâtir une réputation suffisante pour toute une vie, quelles que soient les validités des prédictions ultérieures. Nous nous trouvons donc confrontés à une contradiction : si les experts ne font pas mieux que le hasard, pourquoi alors celui-ci constituerait-il une plus mauvaise stratégie ? La réponse se trouve dans les différents types de hasard. 

Jean Gayon (1997, synthèse : Evopsy, 1997) avait distingué trois sens au mot hasard : chance ou malchancealéatoire, et contingence. Si le premier sens est le plus usuel et le second le plus défini (“Un événement aléatoire est un événement qui suit une loi de probabilité.”), le troisième est celui qui nous pose le plus de problèmes. La contingence correspond à ce qui n’est pas déductible à l’intérieur d’une théorie (il donne comme exemple la valeur de l’accélération g : elle est déductible dans la physique Newtonienne, il suffit de connaître la masse et la forme de la terre, mais ne l’est pas dans la loi Galiléenne de la chute des corps, où une autre valeur de g est tout à fait possible). En résumé : le jet de la bille à la Roulette suit une loi de probabilité (2e sens), mais son résultat est contingent à votre pari (3e sens), et c’est la confrontation des deux qui nous fera parler de chance ... ou malchance (1er sens). Un phénomène contingent peut toujours mettre à bas nos prédictions les plus solides mais sur le grand nombre celles-ci resteront valides : aller de Nice à Monaco en scooter vous prendra une demi-heure ... sauf si la route est bloquée, ou qu’une météorite vous renverse, etc.

Les Signaux Faibles

Mais le hasard n’est pas le seul problème. Nous avons même déjà vu (Billet Éco 30) que c’est le rôle de l’information de réduire son importance, qu’elle est justement définie comme : 

ce qui réduit l’incertitude, ce qui augmente les probabilités, et on peut dès lors la quantifier. Une unité d’information est ce qui divise l’incertitude par deux (ce qui double la probabilité), l’information se compte en bits, exactement comme dans les ordinateurs.”. 

La difficulté est le plus souvent de la détecter. Comment savoir par avance si une information en est vraiment une (ie : qu’elle réduit bien l’incertitude) ou juste un leurre dû à nos biais cognitifs (Billet Éco 23) ? 

Imaginez que cherchiez à expliquer la Suite de Fibonacci (1, 1, 2, 3, 5, 8, ...) à une personne qui ne vous croit pas quand vous lui affirmez que le nombre suivant sera 13 (puis 21, etc.) et qui vous affirme qu’“on ne peut pas savoir” (Evoweb, 2004a). Vous jugerez cette personne comme au minimum fortement limitée cognitivement ce jour-là : la règle à trouver est tellement simple que tout cerveau normal peut la deviner très rapidement, et en effet la capacité à détecter des patterns est un bon indicateur de l’Intelligence Générale (Douance, 2000) au point d’être utilisée dans les tests de QI. Mais imaginez maintenant que vous êtes face à une suite tellement compliquée que vous ne la comprenez pas. Si une (autre) personne vient vous en donner la solution et que vous n’avez pas les compétences pour la vérifier, la croirez-vous ? 

Il ne s’agit pas d’une situation rare ni improbable : si deux spécialistes parlent ensemble d’un sujet que vous ne maîtrisez pas, non seulement vous ne comprendrez qu’une toute petite partie de ce qu’ils disent, mais en plus ne remarquerez souvent même pas qu’il y a quelque chose à comprendre. Et ce n’est pas limité aux connaissances : Hollingworth (1942) avait trouvé qu’une communication authentique n’est possible qu’entre personnes de niveaux cognitifs suffisamment proches : moins de 30 points (2 écart-types) de QI de différence (pour les conséquences voir : Towers, 1987, synthétisé à Douance, 2016). 

Cela signifie directement que certains sauront trouver une information valide là où nous ne verrons que du bruit, voire ne percevrons rien, et aussi que souvent ces personnes prescientes ne seront pas crues. Or certaines de ces informations ont une importance toute particulière : celles dont a posteriori on comprendra qu’elles avaient indiqué l’avenir, qu’on aurait dû en tenir compte. Ce sont les “signaux faibles”. 

Comment faire ?

Heureusement, contrairement aux tests de détection de patterns, la détection des signaux faibles ne dépend pas que des capacités cognitives, les connaissances aussi sont déterminantes, et on peut même exploiter des heuristiques pour mieux y parvenir. 

Tout d’abord, avoir une bonne compréhension du cadre théorique aide à détecter un signal faible, parce que c’est ainsi que notre perception fonctionne (Billets Éco 22 et 23). Nous construisons en permanence un modèle (“Umwelt”) de ce qui nous entoure, et sommes attirés par ce qui n’y correspond pas pour le mettre à jour au plus vite. Plus ce modèle est précis, plus nous remarquerons les détails qui ne correspondent pas, c’est-à-dire plus nous détecterons un signal faible. 

Ensuite, l’humanité a appris à déterminer la valeur d’une information (elle doit être discriminante et pertinente : Evoweb, 2004b) et même inventé des méthodes qui augmentent les chances de trouver les bonnes. La plus importante d’entre elle est bien sûr la Méthode Scientifique, qui fonde notre monde moderne, mais elle n’est pas la seule. Par exemple le Billet Éco 15 avait montré l’intérêt de la “Pensée négative”, et la Base Éco 12 avait présenté la méthode bayésienne de Lê Nguyên Hoang (2019) qui permet même de quantifier la valeur d’une information. 

Enfin, même sans atteindre ces niveaux de connaissance, nous pouvons souvent déterminer des orientations, détecter des tendances, et vérifier ce qui y correspond et ce qui n’y correspond pas. L’avantage est qu’en économie certaines orientations mènent à des avenirs parfaitement prédits, des lois ont été découvertes. Par exemple nous avons déjà vu que toute intervention étatique a un coût caché qui doit être pris en compte avant toute décision (Bases Éco 1 et 2), et que toute réduction de la liberté d’échanger appauvrit la population (Base Éco 6). Ces simples règles vérifiées par le temps nous permettent de faire des prédictions valides. 

Contingences et orientation générale

Seuls les paranoïaques survivent.
Andrew Grove

Les événements de ces dernières années ont été tellement exceptionnels qu’ils apparaissent pour beaucoup comme la preuve qu’on ne peut prédire l’avenir, qu’on est toujours à la merci d’événements contingents : pandémie Covid–19, retour de l’inflation, crise de l’énergie, guerre en Ukraine, le tout dans un contexte de développement d’un nouveau puritanisme religieux anti-occidental (le wokisme). Une telle accumulation pourrait même faire croire que la “paranoïa” était la seule bonne stratégie prédictive.

Pourtant, le risque d’une pandémie était étudié depuis des décennies (notamment par Bill Gates), l’inflation était prévue dès 2008 (seule la date de son apparition était inconnue du fait de l’Effet Cantillon expliqué Base Éco 16), la crise de l’énergie avait été annoncée par Valery Giscard d’Estaing en 1981 lors de sa campagne (perdue) aux élections présidentielles françaises, et la guerre en Ukraine était annoncée en 2016 si Hillary Clinton avait été élue Présidente des USA. Même la dictature woke (Evopsy, 2022) et les tensions qu’elle provoque avaient été annoncées il y a plus de vingt ans, avant même l’attentat du 11 septembre (Evoweb, 2001). Les “signaux faibles” avaient été détectés par certains, c’est juste que ces derniers n’ont pas été crus. En fait, Unwin (1934) avait même annoncé il y a presque un siècle que dès que la chasteté prénuptiale stricte était abandonnée, la monogamie absolue, le déisme et la pensée rationnelle disparaissaient en trois générations (Evoweb, 2022) ... ce que certains interprètent comme une prémonition sur ce qui nous arrive cinquante ans après la libération sexuelle des années 1960-70s (Durnston, 2019). Contrairement à ce qu’on nous raconte, si la manière dont s’est passée l’évolution était imprévisible (les événements étaient contingents), son orientation générale avait été parfaitement prédite, les signaux faibles avaient bien été détectés. 

Des signaux de moins en moins faibles

Plus rien ne la surprend sur la nature humaine
C’est pourquoi elle voudrait enfin si je le permets
Déjeuner en paix
Stephan Echer (1991, Paroles : Philippe Djian)

Or, comme le remarque h16 (2022), nous sommes confrontés à “un nombre croissant de signaux de moins en moins faibles”.

De fait, les conséquences des politiques économiques keynésiennes (Base Éco 8) mises en place ces cinquante dernières années dans plusieurs pays européens sont de plus en plus visibles et en France le Ministre de l’Économie qui voulait mettre à genoux l’économie russe en est réduit à annoncer sur Twitter mettre en place un plan pour sauver les boulangeries menacées par la hausse des prix énergétiques (@BrunoLeMaire, 2023). Et il n’y a pas qu’en économie : comme le rachat de Twitter par Elon Musk a fait perdre aux Démocrates leur “Safe Space” (espace protégé des idées non conformes) et leur principal outil de propagande (Fabry, 2022), et qu’en plus il fait connaître à tous via les “Twitter Files” les actions anticonstitutionnelles du FBI et du Parti Démocrate pour manipuler les élections de 2020, Google met en place de nouveaux outils pour encore plus censurer l’information (Balmakov, 2023). 

Face à ces signaux de plus en plus forts l’ambiance générale de ce début d’année 2023 apparaît assez négative : l’inquiétude et la peur prédominent largement. Mais ce n’est qu’une vision partielle, tous les signaux faibles ne sont pas aussi désespérants. Malgré tout, nous avons globalement surmonté la pandémie de la Covid–19. Non seulement le commerce international ne s’est pas écroulé et nous sommes toujours alimentés, mais les recherches entreprises à cause d’elle ont permis des avancées majeures : les vaccins à ARN sont même depuis un an en test contre le SIDA. Les avancées en Intelligence Artificielle (Billet Éco 35) s’accélèrent encore, et Chat GPT d’OpenAI lancé en test public en décembre aide déjà de nombreuses personnes à accélérer leurs process.  

Et surtout, nous avons appris à la dure l’importance de prêter attention aux signaux faibles et de bien analyser les orientations générales pour survivre à la contingence.

Philippe Gouillou 

Références : Balmakov : 2023 ; Bases Éco : 1 (MBN 71, juillet 2020)2 (MBN 71, juillet 2020)6 (MBN 73, janvier 2021)8 (MBN 74, avril 2021)12 (MBN 76, octobre 2021)16 (MBN 78, avril 2022) ; Billets Éco : 22 (MBN 66, avril 2019)23 (MBN 67, juillet 2019)30 (MBN 75, juillet 2021)35 (MBN 80, octobre 2022) ; Clair, R. (1951, Rééd. 1976 : ISBN: 978–2070292554) ; Clair, R. (1951, Rééd. 1976 : ISBN: 978–2070292554) ; Douance : 2000 (1er juillet)2016 (14 août) ; Durnston : 2019 ; Evopsy : 1997 (30 mai)2020 (22 mai 2020)2022 (31 décembre) ; Evoweb : 2001 (17 janvier)2004a (17 janvier)2004b (12 octobre), 2022 (30 décembre) ; Fabry : 2022 (21 décembre) ; h16 : 2022 (14 décembre) ; Hollingworth (1942) ; Lettres Neuromonaco : 41 (1er octobre 2012)52 (17 décembre 2012) ; Tetlock (2005) ; Towers (1987) ; Unwin (1934) ; @BrunoLeMaire : 2023 (3 janvier)

Sources

Références

  • Clair, R. (1951). La Princesse de Chine. Grasset. Réédition 1976 : Mémoires d’un innocent . In Jeux du hasard (pp. 106–158). Paris, France: Gallimard (nrf). ISBN: 978-2070292554

  • Gayon, J. (1997). Hasard et évolution. Pour la science, Dossier hors-série. Janvier 1997, pp. 10-11. Réimpression dans L'évolution, ss dir. H. Le Guyader. Bibliothèque Pour la Science. 1998, pp. 12-14. EAN : 9782842450083

  • Hollingworth, L. S. (1942). Children Above 180 IQ (Stanford-Binet): Origin and Development. Arno Press.

  • Tetlock, P. (2005). Expert Political Judgement: How Good Is It? How Can We Know? Princeton University Press.

  • Towers, Grady M. (1987). The OutsidersGift of Fire (The Prometheus Society's Journal). Issue 22 (April). Re-issued in Issue 72 (March 1995).

  • Unwin, J. D. (1934). Sex And Culture. Oxford University Press. PDF

Liens