Montrez-moi un multiculturaliste dans un avion, et je vous montrerai un hypocrite.
Richard Dawkins

L’Empire craquait, les Barbares se déplaçaient, arrivaient…
Que faire, sinon s’évader du siècle ?
Heureux temps où l’on avait où fuir,
où les espaces solitaires étaient accessibles et accueillants !
Nous avons été dépossédés de tout, même du désert.
Emil Michel Cioran

Un monde utopique

Le 9 juillet 1968, John B. Calhoun a créé une utopie pour 8 souris ("mouse utopia") : un environnement totalement sécurisé où elles disposaient de toute la nourriture voulue. Elles en ont rapidement profité, et après un temps d'adaptation, leur nombre a doublé tous les deux mois. Puis la situation s'est inversée après un maximum de 2 200 souris : de plus en plus ont montré des comportements aberrants, elles ont arrêté de se reproduire, et leur population a été presque complètement annihilée (les rares survivantes n'ont même pas réussi à se réadapter ensuite). Cette étude (Calhoun, 1973) n'était pas la première de Calhoun sur les effets de la surpopulation, et toutes ont montré la même tendance.

Plusieurs types d'explications ont été proposées, la plus fréquente étant l'effet direct de la surpopulation, ce qui ne manquait pas d'inquiéter dans un monde qui venait d'augmenter de 60 %, soit de 1,5 milliards d'habitants, en 20 ans. Depuis, Woodley of Menie et al. (2017) en ont proposé une autre : ce serait l'absence de sélection qui aurait entraîné l'accumulation de mutations génétiques destructrices. Mais ce n'est pas pour nous rassurer : cette explication aussi correspond parfaitement à la situation humaine actuelle où la médecine a très fortement réduit les effets de la sélection naturelle.

De fait, comparativement aux millénaires qui précèdent, nous vivons bien dans une utopie. Depuis le passage à l'agriculture nos ancêtres ont toujours été confrontés à la "Trappe malthusienne". Ce n'est que le développement du Capitalisme, c’est-à-dire de l'organisation du partage entre personnes privées de la propriété du capital, qui permettra de revenir au niveau d'avant l'agriculture. Mais pour cette renaissance, il aura fallu de multiples conditions.

La hausse démographique

Nous sommes actuellement plus de 7,5 milliards d'humains, en hausse quotidienne de 246 000 : presque 3 par seconde, 90 millions par an, un milliard tous les 11 ans. Les projections sur l'avenir sont très difficiles, pas seulement à cause des risques de guerres et d'épidémies, mais parce qu'elles dépendent de l'intensité du phénomène de "Transition démographique" (Evoweb, 1999). Son principe de base est simple : selon la mortalité infantile il faudra plus ou moins d'enfants pour avoir le même nombre arrivant à l'âge de procréer, or il faut un certain temps pour qu'une population s'habitue à une baisse de la mortalité et réduise son nombre d'enfants. L'amélioration de la santé provoque donc mécaniquement une forte hausse de la population le temps que se mette en place l'éventuelle deuxième phase de cette transition. Mais si cette dernière est généralement constatée, elle présente des variations régionales : certaines populations réduiront leur nombre d'enfants jusqu'à très en dessous du seuil de renouvellement, tandis que d'autres continueront plus longtemps d'en avoir beaucoup, voire en réaugmenteront le nombre après la transition, par exemple quand il y a possibilité d'émigration ou que la religion le commande (stratégie "r", voir encadré).

En conséquence, les projections de l'ONU à 2100, mises à jour en juin 2019, vont quasiment du simple au double : de 8,9 milliards à 16 milliards, le scénario moyen étant de 11,9 milliards, dont 4,3 milliards en Afrique (en hausse de 3 milliards) qui fournira alors la moitié des naissances,... et 64 000 à Monaco.

La hausse démographique est donc prévue moins forte que celle connue au XXe siècle, mais elle se produira dans un monde déjà très peuplé. Le principal problème ne sera pas de nourrir tous ces gens (des solutions seront trouvées) mais de leur dégager suffisamment d'espace : les villes devront nécessairement se multiplier et s'étendre, et de nombreuses espèces animales et végétales disparaîtront.

On peut également s'attendre à des réactions de rejets, voire des conflits. Un exemple en est donné par le développement actuel des oppositions au surtourisme : déjà Cinque Terre (Italie) montre un ratio de 4 800 touristes par résident (Cartographie Numérique, 2019), qu'en sera-t-il quand la terre aura 4,5 ou 9 milliards d'habitants de plus ? Faudra-t-il ceinturer certains lieux pour limiter les entrées ? Et le problème sera encore plus criant pour les migrations. Sauf renversement des équilibres économiques, le marché mondial des migrants, déjà estimé à 32 milliards de dollars par an (Henri, 2018) et réputé plus rentable que le trafic de drogue (et cela pour un risque quasi nul), explosera. Il est probable que des pays entiers seront emportés, que deviendront les populations d'accueil ?

L'Europe

Dans ce contexte, l'histoire démographique de l'Europe est exceptionnelle. Zone d'invasions pendant ses premiers millénaires, l'Europe se caractérise par son absence de migration en provenance de l'extérieur pendant un millier d'années, exception que seul l'archipel japonais a aussi connue. Cet isolement fondateur a eu des conséquences génétiques majeures, dont la réduction de la compétition sexuelle, la pacification (voir Neuromonaco 79), et l'homogénéisation (Clark, 2011 ; Ralph & Coop, 2013), toutes nécessaires au développement d'un sens de la communauté et de la confiance interpersonnelle (Putnam, 2007 ; Laurence & Bentley, 2016), qui ont permis à terme la création de l'Etat de Droit (Fabry, 2018 ; Larané, 2019), condition du développement économique.

Mais toute cette longue période ne s'est pas passée sans heurts. Ainsi la Grande Peste (1347-1352) a tué de 30 à 50 % des Européens (on parle de 25 millions), avec de forts effets sélectifs, la maladie n'ayant pas frappé uniformément toutes les couches de la population, et pas seulement sur le QI mais aussi sur ce qui facilite les coopérations hors parentèle (voir Frost, 2017, 2018 ; l'interdit du mariage entre cousins imposé par l'Eglise Catholique a aussi eu une forte influence : Schulz et al., 2019). Ces changements, qui se sont en plus produits pendant le Petit Âge Glaciaire (début XIII° - mi XIX°) qui a favorisé les stratégies "K", ont transformé les relations de travail (voir Billets Eco 6 et 14), et ainsi préparé le développement de l'industrie quelques siècles après. Selon Heinsohn & Steiger (1997, voir Vertumne, 2009), cette chute de la population est aussi à l'origine de la célèbre chasse aux sorcières dans le but (atteint) de fortement augmenter le nombre d'enfants : elles n'étaient en effet pas les "femmes libérées" de la propagande actuelle mais celles qui maîtrisaient les moyens de contraception et pratiquaient les avortements. Au global, toutes ces pressions ont favorisé une forme de "sélection de groupe", et les niveaux cognitifs et d'altruisme ont en Angleterre atteint leurs maximums au milieu du XIX° siècle (Sarraf, Woodley of Menie, & Feltham, 2020).

Enfin, après les saignées des Guerres Mondiales et le Baby Boom, les 50 dernières années ont été marquées à la fois la chute de la natalité très en dessous du seuil de remplacement (comme dans l'utopie des souris de Calhoun), et une immigration extra-européenne massive. Les réactions politiques à ces deux phénomènes majeurs montrent de fortes oppositions : quand la Hongrie se ferme et met en place une politique eugénique de baisse d'impôts des familles nombreuses, en France l'INED (Institut National d'Etudes Démographiques) appelle aux "migrations de remplacement" (Farguès, 2016). On notera que le Japon, lui aussi confronté à la dénatalité, a au contraire choisi la robotisation, pour sauver sa civilisation.

Monaco

Toute petite partie de l'Europe, la Principauté a une histoire démographique encore plus particulière. Très longtemps très dépeuplée (l'IMSEE (2008) indique 1 352 habitants en 1757, 1 192 en 1792, et 1 200 en 1861, à territoire égal), ce sont les actions du Prince Charles III et de ses successeurs qui augmenteront spectaculairement son attractivité, au point que sa population sera multipliée par plus de 30 en un siècle et demi, chiffre auquel il faut ajouter chaque jour plus de 40 000 pendulaires et de très nombreux touristes. La prédiction de l'ONU de 64 000 résidents en 2100 apparaît certes irréaliste, mais il est certain que le nombre de personnes présentes dans le pays chaque jour va continuer de croître, ne serait-ce que du fait de l'augmentation nécessaire du nombre d'actifs pour pérenniser le modèle social.

Monaco vit déjà au quotidien le manque de place, et en connaît les effets. Les problèmes de logement et d'accès font la fortune de certains, en pénalisant lourdement les autres, mais on peut considérer que la Principauté est plus préparée que d'autres aux changements démographiques à venir. Elle n'est cependant pas isolée : si l'évolution démographique se poursuit comme actuellement prévu, ce sera tout son environnement proche qui sera profondément perturbé. Pourra-t-elle rester un havre protégé au milieu du chaos ? Quel modèle de développement devra-t-elle mettre en place ?

La croissance démographique est l'éléphant au milieu de la pièce que personne ne veut voir et dont il ne faut surtout pas parler. Il apparaît pourtant urgent de s'y préparer : aucune autre tendance actuelle ne transformera autant nos vies.

ENCADRÉ : Le modèle r/K

En fonction des ressources et des taux de mortalité, une espèce pourra privilégier le nombre de descendants pour que quelques-uns survivent (stratégie "r" : reproduction) ou au contraire d'investir sur un plus faible nombre d'enfants (stratégie "K" : capacité d'accueil). L'espèce humaine est classée très K (peu d'enfants et fort investissement parental), avec des variations régionales et historiques.

Le modèle r/K est une extension par MacArthur & Wilson (1967) des "Fonctions Logistiques" de Pierre François Verhulst (Belgique, 1838). Il est souvent utilisé pour expliquer le cycle des civilisations : les stratégies K permettent de les bâtir, mais celles-ci favorisent le développement et la domination de stratégies r parasitaires qui les détruisent.

Philippe GOUILLOU

Références

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Woodley of Menie, M. A., Sarraf, M. A., Pestow, R. N., & Fernandes, H. B. F. (2017). Social Epistasis Amplifies the Fitness Costs of Deleterious Mutations, Engendering Rapid Fitness Decline Among Modernized Populations. Evolutionary Psychological Science, 181–191. doi:10.1007/s40806-017-0084-x

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