Quand une sorcière est belle, eh bien, ça s'appelle une fée !
Marcel Pagnol
Adaptation biologique
Le très brillant film Adaptation de Charlie Kaufman et Spike Jonze (2003) adapte une histoire fascinante autour des différents sens du mot adaptation. Par des mises en abyme, il nous fait vivre les affres d'un scénariste génial mais totalement inadapté au monde, qui doit adapter en film le livre d'une écrivain, elle aussi particulièrement inadaptée à la vie sociale, livre consacré à une orchidée, c’est-à-dire une plante elle-même totalement inadaptée mais qui pourtant existe.
Au sens biologique, l'évolution est le changement du « pool génique », c’est-à-dire l'ensemble des gènes en circulation, au cours du temps. L’adaptation est la conséquence du fait que cette évolution n’est pas totalement aléatoire : un gène plus adapté à son environnement a plus de chances de voir sa fréquence augmenter à la génération suivante. Mais les gènes ne survivent pas seuls : ils sont regroupés au sein d'organismes, et c'est le succès reproductif de ces derniers qui fera leur succès. Pour Richard Dawkins, les gènes sont des répliquants transportés par des véhicules (les organismes, dont nous). Comme il est rare qu'un gène change au cours de sa vie dans l'organisme, l'adaptation est surtout mesurée au niveau des organismes, voire des populations. Et c'est ainsi que l'être humain s'est, au cours des millénaires, adapté à son environnement physique et culturel, tant anatomiquement que psychologiquement, et nous sommes tous et chacun aujourd'hui les véhicules de gènes qui ont permis à nos ancêtres de procréer et qui nous manipulent dans leur intérêt (Gouillou, 2004).
Le point est que cette adaptation ne se fait qu'à chaque génération, c’est-à-dire qu'elle nécessite à un terme plus ou moins lointain la mort des organismes. Comme déjà expliqué dans le Billet Éco 15, si la vie est antifragile (rappel : Nassim Nicholas Taleb avait défini l'antifragilité comme la capacité à bénéficier du désordre), c'est parce que le niveau en dessous (nous en tant que véhicules) est fragile. Cela pose deux problèmes. Tout d'abord, cette adaptation peut être très lente : 25 à 30 ans en moyenne chez les humains. Ensuite, si on s'imagine les gènes comme de petits programmes (qui ensemble génèrent d'autres programmes), leur quasi-immutabilité signifie qu'ils ne seront pas forcément adaptés tout au long de la vie de l'organisme, surtout si celui-ci a une longue vie.
Heureusement nos gènes ne sont pas seuls. Les organismes comme les êtres humains sont influencés par énormément de gènes d’autres espèces (ceux des microbiotes) qui interviennent à tous les niveaux de leur vie (y compris probablement celle reproductive : Gouillou, 2020), au point qu’il nous faut maintenant nous considérer comme des holobiontes (supraorganismes) plutôt que comme des individus. Or ces microbiotes évoluent beaucoup plus rapidement, et ils ont une influence déterminante sur notre adaptation aux changements d’environnement (Suzuki & Rey, 2020).
Et même pour les gènes des organismes à longue durée de vie, deux adaptations sont venues réduire ces inconvénients. La première se situe directement au niveau des programmes biologiques. Par exemple certains programmes sont conditionnels : selon les circonstances rencontrées leur effet ne sera pas le même, voire n'existera pas. De plus, certains programmes (dits « souples ») comportent une sorte de période d'apprentissage où ils prennent connaissance de l'environnement avant de « se fermer ». On en donne souvent pour exemple les programmes nous permettant de distinguer ce qui est bruit de ce qui est langage : il apparaît qu'ils se ferment en grande partie vers 12 mois, ce qui explique pourquoi les francophones ont plus de mal avec les langues étrangères (la langue française n'exploite que très peu de fréquences).
On remarquera que si l'adaptation se fait toujours en rapport à un environnement, les gènes savent aussi nous faire adapter l'environnement à leurs besoins, de manière parfois spectaculaire (exemple : les termitières). Et l'intelligence des humains leur a permis de transformer le monde, à l'avantage de leurs gènes, comme aucune autre espèce, mais avec l'effet secondaire d'avoir restreint les effets sélectifs, et donc permis l’accumulation de mutations génétiques destructrices (voir Billet Éco 25).
Adaptation culturelle
Le développement de l'intelligence a ainsi permis la création d'un autre environnement auquel les humains doivent s’adapter et qui modifie l’environnement biologique : celui de la culture. On y retrouve les mêmes règles, quoique beaucoup plus rapides, mais il faut bien remarquer qu'il y a une différence fondamentale entre l'adaptation génétique et l'adaptation culturelle : la seconde ne nécessite pas la mort des organismes. L'intelligence apparaît ainsi comme un facteur essentiel de la capacité d'adaptation humaine, même si cette dernière ne suffit pas à la définir.
Ces deux environnements d'adaptation, culturel et biologique, sont évidemment très liés au point de se conditionner l'un l'autre. La culture d'un groupe déterminera les critères de dominance (voir Billet Éco 26), c’est-à-dire qui obtiendra un statut élevé, et donc qui aura plus de chances de transmettre ses gènes. Mais cette culture ne naîtra pas de rien : les critères de dominance seront dépendants des capacités particulières des membres de ce groupe, c’est-à-dire in fine de leurs gènes. Et une culture qui prônerait de ne pas avoir d'enfants, ou très peu, ne pourrait survivre plusieurs générations. Ce jeu de deux a fait dire à E. O. Wilson que « les gènes tiennent la culture en laisse », et on parle maintenant de coévolution gène-culture, qui accélère et localise l'adaptation biologique humaine (Woodley of Menie (2019) parle même de « groupes bioculturels »).
Et la question du niveau d'adaptation est extrêmement complexe et encore beaucoup débattue : ce sont les gènes qui sont transmis, mais comme nous l'avons vu leur succès ne dépend pas d'eux seuls, mais surtout des organismes, qui eux-mêmes ne survivent que grâce à leur entourage. À quel niveau faut-il étudier la sélection ? Par exemple, Woodley of Menie (2019) explique l'existence des génies par une forme de sélection de groupe : les plus inadaptés ne transmettent pas leurs gènes, mais peuvent créer des innovations qui seront déterminantes dans la transmission des gènes des autres membres du groupe. Or, comme dans la plus grande partie de l'histoire humaine les groupes étaient composés de personnes génétiquement proches, un certain nombre des gènes des génies étaient bien transmis aux générations suivantes même s'ils n'avaient pas eux même eu d'enfant (sélection Hamiltonienne).
Adaptation économique
L'adaptation économique s'inscrit le plus souvent parmi les adaptations culturelles. Au niveau individuel, les entreprises doivent en permanence s'adapter aux changements de leur environnement, des préférences de leurs clients aux ruptures technologiques mettant à bas leurs investissements précédents. On retiendra que l'image usuelle de comparer celles qui n'y parviennent pas à des dinosaures est doublement fausse : non seulement parce qu’elles ne doivent pas disparaître pour s'adapter, au contraire, mais aussi parce que les dinosaures n’ont pas disparu mais ont réussi à s'adapter (sous forme d'oiseaux : il y a moins de distance évolutionnaire entre les poulets et les tyrannosaures qu'entre ces derniers et les stégosaures). Nous retrouvons là une autre coévolution : celle entre les entreprises et le marché. Et si on monte au niveau macro-économique, on peut remarquer qu'il existe encore une autre coévolution, celle entre l'économie et la culture, qui est devenue dominante en Occident au cours des derniers siècles : de plus en plus, les critères de dominance correspondent à ceux de richesse matérielle, et de plus en plus la culture cherche à contrôler le monde économique (au nom de la « justice sociale » ou autre).
Au niveau des entreprises, la crise aura été difficile pour beaucoup, voire fatale à un certain nombre, mais aussi une bénédiction pour certains parmi ceux qui étaient déjà les plus adaptés : les milliardaires américains ont augmenté leur fortune de 1 000 milliards. Elle a surtout provoqué une extraordinaire accélération de la digitalisation des entreprises et des relations humaines, au grand profit des entreprises du secteur, mais en augmentant le risque non seulement d'un cyber-virus, mais aussi d'une prochaine insuffisance en énergie électrique, du fait à la fois du remplacement du nucléaire par des énergies dites renouvelables et de la multiplication des véhicules électriques.
Elle a aussi provoqué une autre accélération, moins visible mais aux conséquences plus profondes : le remplacement de nombreuses petites entreprises par d'autres plus importantes. L'idée est que les TPE et PME sont trop petites pour se battre efficacement sur un marché mondial, et qu'elles doivent donc disparaître au profit de groupes plus importants, qui offriront l'avantage d'être plus facilement contrôlables. Le bar du coin, difficile à surveiller, devra être remplacé par un membre standardisé d'une chaîne plus solide financièrement, et plus facile à taxer.
Cette évolution n'est pas nouvelle (Gouillou, 2015), et elle était même dans le programme électoral du Président Français en 2017. Mais la crise liée au coronavirus lui a donné une nouvelle ambition : la proposition du prochain Forum Économique Mondial (WEF, Davos) est de provoquer une « Grande Réinitialisation » (« Great Reset ») pour, selon _Wikipedia_, « améliorer le capitalisme » (sic), c’est-à-dire augmenter au niveau mondial la mainmise étatique sur l'économie. Éric Verhaeghe (2020) remarque que ses objectifs comme ses moyens ont des antécédents historiques, et il définit ce Great Reset comme un « régional-socialisme" ».
Ainsi, si la crise ne semble pas avoir encore provoqué de grand changement culturel (on ne constate pas encore de retour global vers les stratégies « K » long-termistes : voir Billet Éco 25), elle apparaît avoir accéléré des évolutions déjà en cours. Au niveau international, aucun pays n’a radicalement changé, mais la domination de la Chine, promise à la fois par son QI moyen (déjà de 10 points au-dessus de celui de la France) et ses critères de dominance qui favorisent beaucoup plus les intellectuels, apparaît beaucoup plus proche. Il n’y a pas encore eu de grand krach, mais on s’oriente de plus en plus vers la « troisième voie » économique, l'alliance entre l'État (ou un organisme supra-national) et les Très Grandes Entreprises pour diriger l’économie du pays, avec le soutien actif des grands de l’Internet (qui, dans ce but, s’enfoncent toujours plus dans la propagande et la censure : h16, 2020).
Cette évolution aura pour effet de placer l’adaptation à un niveau beaucoup plus haut, et donc de fragiliser ce niveau : une économie construite sur des milliers de PME est plus antifragile qu’une concentrée sur quelques grandes entreprises quasi-étatiques.
Quelle adaptation pour Monaco ?
Il est important de bien distinguer tous ces niveaux pour essayer de prédire l’adaptation du pays à la crise. Au niveau le plus haut, la Principauté est en concurrence avec de nombreux autres pays, et sa survie est en jeu. Mais cette dernière dépendra en grande partie du niveau en dessous, c’est-à-dire de comment réussiront les entreprises à s’adapter. On y trouvera à la fois des adaptations de type culturel (elles se transformeront pour s’adapter au marché) et de type biologique (certaines disparaîtront et seront remplacées par d’autres plus adaptées). La réussite de ces deux types d’adaptations dépendra de leur liberté à le faire : celles qui n’auront pas la possibilité de se transformer disparaîtront, et ne seront remplacées que si des investisseurs sont assurés d’avoir la liberté de s’adapter aux évolutions futures. Là encore il ne s’agit pas d’une nouveauté (c’est son modèle social libéral qui a fait la fortune du pays), mais d’une accélération.
La Principauté peut être perçue comme une orchidée rare, qui ne devrait pas survivre parce que trop petite pour être adaptée à un monde de luttes entre grandes puissances. Mais dans les faits c’est la liberté laissée à l’intelligence de ses constituants qui lui permet d’avoir une telle position enviée. Le pays ne pourra pas s’adapter à la crise s’il remet en cause ces fondamentaux.
Philippe GOUILLOU
Références : *Billets Eco 15, 25, et 26 ; Gouillou (16 juin 2004, 1er janvier 2015, 2020 : doi:10.31234/osf.io/k7u8w) ; h16 (9 décembre 2020) ; Suzuki & Rey (2020, doi:10.1126/science.aaz6827) ; Verhaeghe (2 décembre 2020) ; Woodley of Menie (2019, doi:10.3390/psych1010015, Traduction)
_Photo : Orchidée Phalaenopsis. Dellex. Wikimedia Commons. Licence : CC-BY_
Sources
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Billets Eco :
- Billet Éco 15 : Eloge de la pensée négative. Philippe Gouillou. Monaco Business News 59. 11 mai 2017
- Billet Éco 25 : Demography is everything. Philippe Gouillou. Monaco Business News 69. 20 janvier 2020
- Billet Éco 26 : Renaître. Philippe Gouillou. Monaco Business News 70. 20 janvier 2020
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Gouillou, P. (2004). L'Evopsy rapidement expliquée par l'histoire d'une vie. Evopsy. 16 juin 2004
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Gouillou, P. (2015). Et la guerre peut recommencer. Evoweb. Jeudi 1er janvier 2015
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Gouillou, P. (2020). What Is Sex For? To Transmit the Genes of the Microbiome... PsyArXiv, (13 August) doi:10.31234/osf.io/k7u8w
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h16 (2020). Liberté d’expression : des réseaux sociaux de plus en plus ambigus. Hashtable. 9 décembre 2020
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Suzuki, T. A., & Ley, R. E. (2020). The role of the microbiota in human genetic adaptation. Science, 370(6521), eaaz6827 doi:10.1126/science.aaz6827
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Verhaeghe, Eric (2020). Le Great Reset est un régional-socialisme. Le Courrier des Stratèges. 2 décembre 2020
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Woodley of Menie (2019). Conversation de Grégoire Canlorbe avec Michael A. Woodley of Menie, Yr. Trad. P. Gouillou de : Canlorbe, G. (2019). A Conversation with Michael A. Woodley of Menie, Yr. Psych, 1(1), 207–219. doi:10.3390/psych1010015.. Douance. 26 août 2019