« Les temps difficiles créent des hommes forts. Les hommes forts créent des temps agréables. Les temps agréables créent des hommes faibles. Et les hommes faibles créent des temps difficiles. »
G. Michael Hopf : Those Who Remain (2016)

« La guerre avait brûlé les uns, réchauffé les autres, comme le feu torture ou conforte, selon qu’on est placé dedans ou devant. Faut se débrouiller voilà tout. »
Louis-Ferdinand Céline : Voyage au bout de la nuit (1932)

Nul ne peut encore prévoir quels seront les changements provoqués par la pandémie de COVID-19 et le confinement qui en a résulté. Bien sûr les prédictions se multiplient, mais elles sont tellement contradictoires qu'on ne peut rien en tirer. Connaîtrons-nous une reprise en (forme de) U ? V ? W ? Ou resterons-nous bloqués dans une économie en (barre horizontale de) L ? Tout au plus peut-on se douter que les mesures liberticides qui auront été mises en place pendant la pandémie seront conservées au maximum dans de nombreux pays, avec des effets délétères sur l'économie, et que la très forte pauvreté induite aura un effet catastrophique sur des millions de gens. De fait, il est attendu que la crise économique provoquée par le confinement tue beaucoup plus de monde, par famine, pauvreté, voire suicide, que la pandémie. Or il a déjà été remarqué que les courbes de mortalité du COVID-19 se regroupent selon le QI (Quotient Intellectuel) moyen du pays : la pandémie aura-t-elle un effet sélectif ?

Mais si on ne peut prédire l'avenir, on dispose d'outils qui nous permettent de mieux comprendre les évolutions en cours et d'augmenter nos chances de mieux rebondir après la crise.

Critères de dominance

Beaucoup l'ont remarqué : ce sont les professions qui étaient méprisées hier qui tout d'un coup sont devenues d'importance vitale, quand les « premiers de la classe » sélectionnés sur leur conformité (voir Billet Éco 19 : « L’éducation est-elle la clé de demain ? ») ont douloureusement montré leur dangereuse inaptitude. Mais si certains se prennent à rêver d'un renversement culturel majeur, celui-ci est hautement improbable.

Les « critères de dominance » (voir Billet Éco 14 « Demain : tous entrepreneur ? » et Neuromonaco 39), qui correspondent aux facteurs culturels définissant le statut, constituent une caractéristique fondamentale d'une société, qui la définissent en grande partie. Pour des raisons profondes, dont certaines remontent à la Grande Peste du XIV° et même très longtemps auparavant (voir Billet Éco 25 : « Demography is everything »), la civilisation occidentale a progressivement privilégié les métiers les plus intellectuels, aux dépends des manuels. Or seuls les premiers peuvent être effectués en télétravail quand ce sont les autres qui produisent la matière dont nous avons besoin pour vivre. On peut donc imaginer que ces métiers jusqu'alors dénigrés vont gagner de cette crise une nouvelle aura et que les critères de dominance vont s'inverser, c'est ce que beaucoup demandent.

Deux facteurs viennent cependant s'opposer à une telle révolution. Tout d'abord, comme remarqué par Patrick Ruiz (2020), cette crise sera peut-être le déclencheur d'un très fort développement de l'automatisation, qui était jusqu'alors techniquement possible mais pas socialement acceptée (voir Billet Éco 6 : « L'avenir de l’emploi »). Le Baromètre Ernst & Young (EY) de mars 2020 va dans ce sens : il a trouvé que 36% des patrons interrogés prévoient d'augmenter leurs investissements dans ce but ; certains des métiers qui sont remerciés aujourd’hui n’existeront plus demain. Ensuite, l'histoire montre que les pouvoirs médiatiques savent exploiter la joie des sorties de crise pour associer ceux qui ont été d'importance vitale aux mauvais souvenirs, et ainsi réimposer les critères de dominance précédents.

Il ne faut donc pas attendre de changement brutal : à ce niveau le monde de demain sera fondamentalement le même que celui d’hier.

Antifragilité ?

Bien sûr, au niveau individuel la situation sera très différente : certains s'en sortiront beaucoup mieux que d'autres. La capacité à surmonter un traumatisme et réussir est appelée résilience, et elle est déjà très à la mode. On peut cependant aller plus loin.

La force mentale, qui permet de surmonter les temps difficiles, a été étudiée par Reivich et al. (2011) au sein de l'armée américaine. Ils conseillent de penser comme un optimiste, de ne pas imaginer le pire, et de pratiquer la gratitude et la générosité. Ces conseils sont fréquents : des astronautes ont déclaré à la presse que penser à l'objectif de leur mission et toujours se concentrer sur la résolution de problèmes les aidait à supporter leur confinement extrême. L'affirmation de soi serait aussi positive, notamment parce qu'elle permet de compenser la baisse de self-contrôle (Schmeichel & Vohs, 2009).

Plus intéressant, comme déjà expliqué dans le Billet Éco 15 (« Eloge de la pensée négative »), Nassim Nicholas Taleb avait montré qu'il ne faut pas simplement opposer la fragilité à la résistance face à un événement, mais aussi considérer l'antifragilité qui est la capacité à bénéficier de la volatilité. En effet, si la crise actuelle fait énormément de mal à l'immense majorité, certains peuvent y gagner. Peut-on alors faire quelque chose pour être antifragile face au COVID-19 ?

Le problème est que l'antifragilité n'est pas une garantie absolue mais dépend des circonstances : elle ne fait qu'augmenter les chances. Un exemple pris par Taleb lui-même le montre bien. Il affirme qu'un chauffeur de taxi est, avec ses nombreux clients, plus antifragile qu'un cadre bancaire, qui lui est à la merci d'un krach boursier. Or cette crise du COVID-19 a provoqué l'effet exactement opposé : le chauffeur est confiné chez lui sans possibilité d'acquérir des revenus quand le banquier télétravaille et continue de percevoir son salaire. De fait, Nassim Nicholas Taleb (Bloomberg, 2020) considère que la pandémie actuelle n'est pas un « Cygne Noir », c’est-à-dire un événement imprévisible à effets majeurs, mais un « Cygne Blanc » qui avait déjà été prévu (dont par lui-même en 2007), et que c'est l'impréparation des Etats qui explique la catastrophe et la rend inexcusable.

Les grandes tendances

Le rebond économique de chacun dépendra surtout des grands changements marketings. La plupart s'attendent à ce que le déconfinement, même s’il est progressif, provoque un pic de surconsommation, chacun voulant recroquer la vie normale à pleines dents. Si ce comportement semble logique, on peut néanmoins imaginer qu'il ne sera pas le même selon les secteurs : de nombreuses interdictions subsisteront, la production ne sera pas toujours possible, et énormément n'auront plus les moyens de consommer comme avant. De plus le confinement a consisté en une activation forcée du « Système Immunitaire Comportemental » de chacun : celui-ci se désactivera-t-il immédiatement ou au contraire continuera-t-il d'inciter à fuir toute proximité ?

Il y a cependant des évolutions constatées maintenant qui doivent être exploitées pour espérer profiter du rebond, notamment celles qui s'appuient sur les besoins de conformité et de contrôle.

La peur de la maladie a provoqué un fort retour du besoin d'appartenance. Comme s'il s'agissait d'une guerre, chacun cherche à s'assurer des alliances avec d'autres, au travers de tests de conformité. Ce besoin de groupe va jusqu'à intensifier l'opposition nous/eux et exacerber des tensions. Il est bien sûr logique qu'un politicien appelle à l'unité (sous-entendu : derrière lui, surtout pas derrière ses opposants) mais la tendance est plus générale : on l'a vu notamment avec tous ces rendez-vous sur les balcons pour chanter, applaudir, etc. Quiconque parviendra à capitaliser sur la croyance « Ensemble nous pouvons faire quelque chose » au tout début de la sortie de crise y gagnera (avec le risque que les gouvernements en profitent pour imposer le collectivisme). Les politiciens et les marketeurs seront en effet rassurés par le fait que rien n’indique une baisse de l’influence du « bullshit » (langage pseudo-profond corrélé négativement au niveau cognitif, voir Billet Éco 22 : « Le prix de la réalité ») qui pourra toujours être utilisé à haut volume pour manipuler les masses.

Cette importance du collectif est à rapprocher du besoin de contrôle. David C. Geary (2003) avait montré que « contrôler les ressources qui permettent la survie et la reproduction » est une « motivation fondamentale ». On constate néanmoins que tout le monde n’y parvient pas de la même manière, et on peut distinguer un « axe du contrôle » (voir Neuromonaco 31) : certains auront besoin de contrôler la vie des autres, quand d’autres auront les capacités d’en respecter la liberté, et sauront s’y adapter. Cet axe décrit l’opposition entre le racket et l’échange volontaire, ou entre le viol et la séduction. Au niveau global, on remarque que les systèmes économiques les plus riches sont ceux qui laissent la plus grande liberté : toute augmentation du contrôle a un coût pour tous. Mais la crise a renforcé son attrait et on voit de plus en plus d’appels à restreindre les libertés individuelles. Les marketeurs qui sauront exploiter cette tendance lourde y gagneront un avantage.

La peur née de la crise pourra aussi provoquer deux réactions opposées : certains ne croiront plus vraiment à l’avenir et privilégieront le temps présent (réaction fréquente après un accident), quand d’autres revaloriseront les valeurs long-termistes qui ont construit l’Occident et prédominaient encore il y a quelques décennies. On retrouve le Modèle r/K présenté dans le Billet Éco 25 (voir aussi : « La durée de vie des civilisations », Evoweb, 2019).

La fin de Monacoland ?

La situation sera toute particulière à Monaco qui est à la fois un pays et une entreprise (voir Billet Éco 4 : « Comment orienter une Cité-État ? »). En effet, si la Principauté a déjà démontré sa capacité à rebondir lors des derniers chocs économiques, elle a surtout su se réinventer à de multiples reprises au cours de son histoire, et il est possible qu'elle y soit de nouveau forcée.

Depuis la création du Resort Monte-Carlo, on distingue généralement trois grandes périodes dans le pays : Monaco a d'abord été un célèbre centre de jeux, puis une zone d'emploi où les travailleurs pouvaient se loger, puis le « Monacoland » que nous connaissons maintenant, où l'immense majorité des actifs doivent habiter à l'extérieur de plus en plus loin, ce qui pose les problèmes souvent évoqués d'accès et de recrutement. Aussi, depuis plusieurs années certains défendent l'idée de transformer Monaco en « Hôtel 5* », c’est-à-dire de remplacer progressivement les industries et les autres entreprises par des logements de luxe, et ils pourraient considérer que la crise actuelle va dans leur sens. Mais le fort risque d'une telle orientation mono-marché (« mettre tous ses oeufs dans le même panier ») a justement été particulièrement bien montré pendant cette crise : quand le tourisme, même d'affaire ou de luxe, est à l'arrêt, c'est l'industriel local Prodifac qui fabrique le gel hydroalcoolique nécessaire à tous. Un pays riche de ses différentes composantes est donc à conserver, mais quel positionnement devra choisir Monaco dans ce monde qui sera plus ou moins nouveau ?

Pour l'instant tout le monde rêve de la sortie de crise, prie pour qu'elle soit rapide, et espère un rebond qui sera vital pour un grand nombre d’entreprises et ceux qu’elles font vivre. On ne peut encore déterminer ce qu'elle aura changé, ni qui en seront les vainqueurs et les perdants. Mais on sait que même si tout se passe pour le mieux et que le rebond se traduit par un retour comme avant, les positions de chacun auront changées, de nouveaux risques et de nouvelles opportunités seront nés, il faudra s'y adapter. Aussi, au-delà de sauver ce qui peut l'être et d'aider chacun à survivre, on peut dès maintenant engager la réflexion. L'idéal serait de profiter de cette crise pour que plus qu'un rebond il s'agisse d'une renaissance, même si c'est pour au final décider d'un repositionnement du pays.

Philippe GOUILLOU

Références : Billets Eco 6 (MBN 50), 14 (MBN 58), 15 (MBN 59), 19 (MBN 63) ; 22 (MBN 66) ; 25 (MBN 69) ; Céline (1932, ISBN:978-2070360284) ; Evoweb.net (26 juillet 2019) ; EY (GCCB 22, Mars 2020) ; Geary (2003, ISBN:978-2744501562) ; Hopf (2016, ISBN:978-1539031314) ; Lettres Neuromonaco 31 (28 juin 2012), 39 (17 septembre 2012) ; Pennycook et al. (2015, Judgment and Decision Making 10(6)) ; Reivich et al. (2011, doi:1010.1037/a0021897) ; Ruiz (Developpez.com, 30 mars 2020) ; Schmeichel & Vohs (2009, doi:1010.1037/a0014635) ; Taleb (Bloomberg Youtube, 31 mars 2020)

Sources