center twothird

« si l’histoire nous apprend une chose, c’est bien qu’il n’y a jamais eu de transition énergétique. On ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire. L’histoire de l’énergie n’est pas celle de transitions, mais celle d’additions successives de nouvelles sources d’énergie primaire. »
Jean-Baptiste Fressoz (2014)

Ce matin vous vous êtes réveillé plein d’énergie. Hélas une rapide consultation des sites d’actualité vous refroidit quelque peu : le risque de coupures d’énergie occupe les premières pages, et l’opposition s’y oppose énergiquement. Vous ne pourrez même plus appeler les secours si vous vous sentez manquer d’énergie, lisez-vous. Comment survivre à l’hiver qui vient ?

La langue française utilise très fréquemment le terme “énergie”. Étymologiquement elle s’oppose au dynamisme : l’énergie est une “force en action”, quand le dynamisme est une “force en puissance”. On ne retrouve pas cette opposition dans le langage courant, les Dictionnaires Le Robert en faisant même parfois des synonymes (avec “détermination” et “volonté”). La définition scientifique est plus solide, l’énergie y est le “caractère d’un système matériel capable de produire du travail” (Dictionnaires Le Robert) et la formule d’Albert Einstein la reliant à la masse et à la vitesse de la lumière (au carré) constitue même la seule connaissance en sciences physiques de la majorité de la population. Cette définition liée au travail nous rapproche du sens économique du terme, qui pourrait être résumé en “ce qui est consommé pour effectuer une transformation”. 

Tout ce que nous faisons consomme de l’énergie. Au repos, un être humain moyen en consomme autant qu’une ampoule de 70 watts, et sans apport énergétique sous forme de nourriture nous ne pouvons survivre que quelques mois. On remarquera que cette énergie existe sous de multiples formes, et qu’une bonne partie du travail économique est justement de transformer l’énergie, dans un sens ou un autre. Par exemple un déplacement en véhicule électrique est une transformation d’énergie électrique en énergie cinétique, tandis que la production d’électricité par un barrage hydroélectrique est exactement la transformation inverse. Bien sûr toutes ces formes d’énergie n’ont pas la même valeur (il y a plus d’énergie dans de la viande que dans des plantes et les animaux pouvant en manger en bénéficient), et chaque étape de transformation entraîne une perte d’énergie efficace (un moteur thermique n’a un rendement cinétique que d’environ 35%), le reste étant transformé en chaleur : la quantité totale d’énergie est bien conservée, mais pas de la manière que nous recherchons.

L’histoire humaine est l’histoire de la maîtrise de l’énergie. C’est la maîtrise du feu qui a permis une meilleure alimentation (notamment de viande) et le développement de notre cerveau, c’est la maîtrise de la vapeur qui a permis la révolution industrielle, la maîtrise du pétrole qui a permis le développement des transports, et celle de l’électricité toute l’informatique. Et la consommation d’énergie a toujours augmenté : Jean-Baptiste Fressoz (2014) (citation ci-dessus) a montré qu’aucune énergie ne venait en remplacer une autre, il n’y a jamais eu de transition énergétique, juste de l’accumulation. Martinez (2022) a même montré que l’observation des lumières la nuit permet une meilleure estimation de la richesse d’un pays que les chiffres officiels. L’énergie détermine nos cycles économiques, c’est-à-dire la vie que nous pouvons vivre. 

Charles Gave le résume en notant que “L’économie est de l’énergie transformée”. Il a trouvé que le rapport entre le cours du baril de pétrole et le S&P 500, l’indice des valeurs américaines, revient toujours à un équilibre mais oscille sur un rythme de 25 à 30 ans (image ci-dessus). La raison en est qu’un bas coût de l’énergie ne permet pas de financer les investissements alors que ceux-ci nécessitent une dizaine d’années pour être utiles : 

« L’OFFRE d’énergie donc cesse d’augmenter puisque faire des investissements dans ce secteur n’est pas rentable.

Mais par contre la DEMANDE ne cesse de croitre, puisque transformer de l’énergie en produits est rentable.

Et cet état de fait peut durer de dix à vingt ans...

Arrive cependant TOUJOURS un moment où la demande d’énergie passe AU DESSUS de l’offre. Et là, quelque chose de très curieux se passe : les prix de l’énergie ne se mettent pas à monter doucement, mais littéralement explosent à la hausse, triplant ou quadruplant en quelques années »

Charles Gave (2019)

La crise énergétique annoncée pour cet hiver nous est présentée comme la conséquence de choix politiques désastreux sur le nucléaire, voire de trahisons. Nous savons que la Ministre française de l’environnement (1997–2001) Dominique Voynet avait menti au Premier Ministre Lionel Jospin afin de saborder la filière nucléaire (Arte, 2003), et nous savons que la fermeture de centrales et l’abandon de la filière à neutron rapide (en 2020) étaient des choix électoraux anti-scientifiques (Yves Brechet, 2022). Nous savons aussi que les réactions politiques françaises à la Guerre en Ukraine équivalaient à un suicide énergétique. Mais l’histoire est plus compliquée : si Charles Gave avait pu prédire la crise énergétique avant même l’apparition de la pandémie Covid–19, c’est que de grandes tendances sont en action. 

En 1976, sur France 3, l’écrivain René Barjavel avait comparé la circulation d’énergie à la circulation sanguine, et noté que notre civilisation qui ne repose que sur elle est extrêmement fragile. C’était il y a 46 ans. Jusqu’ici, l’histoire lui a (heureusement) donné tort, mais le risque semble se rapprocher.

Philippe GOUILLOU

Références : Arte Thema (10 juin 2003, Extrait vidéo) ; René Barjavel (1976) ; Yves Bréchet (Assemblée Nationale Française, 29 novembre 2022) ; Jean-Baptiste Fressoz (2014, HAL : 00956441) ; Charles Gave (24 juin 2019) ; Martinez (2022, doi: 10.1086/720458)

Image : Charles Gave (2019)