Vous vous réveillez avec une envie de fraises. Il vous suffit de vous préparer, d’aller à la Place d’Armes, et d’en acheter à un des commerçants présents pour que vous soyez rassasié. C’est en effet sur cette place que se situe tous les matins le “Marché”, et on trouve de tels endroits partout dans le monde. Bien sûr, vous n’allez pas acheter n’importe quelles fraises : vous allez d’abord regarder sur les étalages leurs qualités et leurs prix, c'est-à-dire mettre en concurrence les offres. Peut-être même un commerçant va-t-il vous manipuler en séparant en deux son tas de fraises, et en indiquant un prix différent à chaque : les fruits sont les mêmes, mais vous aurez tendance à acheter les plus chers, à son bénéfice à lui. Dans de nombreux pays, le prix est négociable, aussi vous allez vous lancer dans une joute verbale plus ou moins interminable pour payer le moins cher possible. De toute façon, même à Monaco, le prix baissera probablement juste avant la fermeture, peut-être avez-vous intérêt à prendre le risque d’attendre.

Pour pouvoir vous proposer ses fraises, le commerçant a dû soit les cultiver lui-même, soit, et c’est plus fréquent, les acquérir auprès d’un cultivateur ou d’un intermédiaire. En fait le plus souvent les produits que nous achetons sont passés depuis leur producteur par une succession d’intermédiaires (grossiste, semi-grossiste, détaillant). Cela signifie que le marché où vous achetez vos fraises n’est souvent que le dernier d’une succession de marchés. A chaque étape, un acheteur et un vendeur ont accepté les conditions d’un échange.

Nous pouvons donc provisoirement définir le marché comme le lieu où se pratique l’échange de propriété : l’endroit où fournisseur et acheteur font des affaires.

Mais cette définition ne suffit pas. Vous pouvez aussi, et de plus en plus, commander vos fraises sur Internet, et elles vous seront livrées. Il s’agit bien d’un marché, mais où est-il ? Chez vous ? Chez le vendeur ? Chez l’hébergeur du site ? Chez votre fournisseur d’accès à Internet ? On ne peut localiser l’endroit, notre définition doit être revue. Pire, il y a plein de marchés où on ne peut distinguer le fournisseur de l’acheteur, chacun étant l’un et l’autre à la fois, le Marché de l’emploi en étant un exemple bien connu. Et il existe même des marchés où ni l’un ni l’autre ne sont acheteur ni fournisseur : le Marché de l’accouplement étudié par les scientifiques ressemble bien au Marché de l’emploi, mais il n’y est pas toujours question d’argent, même si chacun y a une valeur (voir Billet Éco 21). Enfin, le marché, même quand il est physique, ne nécessite pas toujours la rencontre des personnes. Dans son étude sur la Traite islamique, Jacques Heers (2007, p. 82) raconte que les esclavagistes arabo-musulmans pratiquaient parfois un “commerce muet”, où le marché était sans contact. Pour ce faire ils déposaient ce qu’ils voulaient échanger et partaient pour ne revenir que le lendemain. Pendant ce temps, les membres d’une tribu africaine avaient déposé à côté ce qu’ils estimaient en être la contrepartie. Les Arabes pouvaient alors soit accepter le montant proposé, et donc repartir avec les objets déposés par les Africains, soit le refuser et dans ce cas attendre un jour de plus, voir si les Africains augmenteraient leur offre. Ce n’était pas très rapide, mais il n’y avait pas besoin de contact direct pour négocier, il suffisait d’avoir confiance.

Nous devons donc généraliser notre définition, à la fois pour délocaliser le marché (il peut être virtuel) et pour ne plus le fonder sur des personnes (acheteur et vendeur), ni même sur des rencontres, mais sur des situations. Aussi, la définition actuelle du marché est :

Le marché est le lieu de rencontre entre l’offre et la demande, ce lieu pouvant être physique (comme la Place d’Armes) ou virtuel (comme une place de marché sur Internet).

Et comme ce n’est pas encore suffisant, cette définition est à prendre au sens le plus large, et souvent le terme marché est à comprendre comme l’ensemble flou de plusieurs marchés. Par exemple, le « marché de la fraise » désigne l’ensemble des marchés ayant un lien plus ou moins direct avec celles que vous venez d’acheter Place d’Armes (du producteur à votre marchand), voire les marchés nécessaires à leur production (engrais, etc.). En fait, nous retrouvons directement le problème étudié Base Éco 6 sur la Main Invisible : on ne peut pas déterminer combien de marchés ont été nécessaires pour que vous puissiez assouvir votre envie.

L’étude du marché (dans le but avoué de le manipuler à son avantage) s’appelle “Marketing” (en français : “Mercatique”). Et avec une définition aussi étendue du marché, le marketing couvre évidemment énormément de dimensions. Les marketers doivent s’intéresser aussi bien à l’offre qu’à la demande, aux conditions de l’échange, dont le prix, etc., etc. : jusqu’à la dimension psychologique des intervenants. Or nous nous retrouvons tous à un moment donné sur un marché, que ce soit en tant que vendeur ou acheteur, ou même comme nous l’avons vu sur des marchés où ces termes ne s’appliquent pas (comme les marchés de l’emploi et de l’accouplement). Les marchés n’ont pas fait qu’accompagner notre vie depuis les tout débuts de l’histoire humaine, ils nous concernent encore tous à tous les niveaux de notre vie. Et même encore maintenant les effets de cette omniprésence se retrouvent dans notre psychologie profonde : Life is marketing !

Philippe Gouillou

Références : Base Éco 6 : La main invisible ne fonctionne que parce qu’elle n’existe pas. Philippe Gouillou. Monaco Business News 73. 21 janvier 2021 ; Billet Éco 21 : La valeur des valeurs. Philippe Gouillou. Monaco Business News 65. 20 décembre 2018 ; Heers, J. (2007). Les négriers en terres d’islam : La première traite des Noirs VIIe-XVIe siècle. Perrin. ISBN : 978–2–262–02764–3

Image : Marché Place d’Armes, 16 août 2012. Haydn Blackey. Licence CC-BY-SA.