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Vous voulez faire fortune. Par chance, vous vivez dans un pays suivant un modèle social libéral : vous avez la liberté de créer une entreprise, et vous bénéficierez même de toute la force de la Loi pour que votre propriété de celle-ci soit protégée (voir Base Eco 3 : Qu’est-ce que le Capitalisme ?). Vous regardez donc tout ce que vous pouvez apporter à cette aventure. 

Vous disposez déjà d’un local, de quelques meubles, d’un véhicule, et d’un ordinateur avec ses logiciels et accessoires. En y rajoutant juste quelques liquidités, vous avez constitué votre capital, et votre comptable les prend bien en compte dans son bilan. Mais vous savez que ce n’est pas suffisant, et de loin : il ne s’agit là que de capital matériel, qui ne vous distingue pas de vos concurrents. Non, ce sur quoi vous comptez, ce sont vos connaissances, votre caractère consciencieux, et votre volonté de les mettre au service de l’entreprise. C’est ce qu’on appelle le « Capital humain », qui est totalement immatériel, ce qui signifie que le comptable ne peut pas le saisir dans son bilan. Ça vous paraît un peu étrange : le bilan comptable est censé donner une image honnête de la situation de l’entreprise et il ne prend pas en compte ce qui la définit. Que se passe-t-il si vous disparaissez ? Les startupers l’ont bien compris, ils ont même créé un indicateur de solidité d’une entreprise, le « Facteur Bus » (« Bus Factor »). Son principe est simple : combien d’employés peuvent « passer sous un bus » (i.e. : mourir) sans que ça remette en cause la survie de l’entreprise ? 

Mais vous réfléchissez un peu et vous dites que ce problème n’existe que pour les toutes petites entreprises. La valeur d’une entreprise ne dépend pas en effet que du capital humain au présent, mais aussi de sa capacité à attirer d’autres compétences. La qualité d’un restaurant dépend grandement du talent de son cuisinier, mais il pourra survivre à son départ s’il sait comment en motiver un autre aussi talentueux. Et puis le problème n’est pas nouveau, tout au long de l’histoire humaine ce sont les qualités personnelles qui ont fait la réussite des entreprises. En fait, on pourrait même dire que c’est la Révolution Industrielle qui a été une exception : quand il a fallu énormément d’argent pour acquérir un capital matériel extrêmement lourd. D’ailleurs Adam Smith (1776), le Père de l’économie moderne, avait déjà pris en compte ce Capital humain, qu’il définissait comme « les capacités acquises et utiles de tous les habitants ou membres de la société ». Pourtant vous avez l’impression que quelque chose a changé. 

Vous regardez les nouvelles économiques et votre perplexité augmente encore. Vous apprenez par exemple que la société de logiciel de téléconférence Zoom vaut 90 milliards de dollars de capitalisation et a fait plus de 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires au premier trimestre 2021 alors qu’elle n’a qu’une dizaine d’employés : 9 milliards de dollars de capitalisation et 100 millions de dollars de CA par employé ! Comment est-ce possible ? On ne peut plus raisonner en capital matériel ! 

Pour mieux comprendre, vous vous plongez dans la littérature scientifique. Vous y apprenez que même sans prendre en compte les cas extrêmes que sont les GAFAM (Google – Apple – Facebook – Amazon – Microsoft) et les très rares sociétés comme Zoom, on trouve bien une forte évolution historique. Si le Capital humain a vu son importance relative baisser au profit du Capital matériel pendant une courte période (la Révolution Industrielle), une de ses composantes, celle en lien avec l’intelligence qu’on appelle « Capital cognitif », a vu son importance s’accroître régulièrement.

Rinderman (2018) définit le Capital cognitif à partir de la « capacité cognitive », c'est-à-dire « la capacité de penser (intelligence), la connaissance (le patrimoine de connaissances vraies et pertinentes) et l’utilisation intelligente de ces connaissances ». Cette définition offre l’avantage d’être complète, mais elle ne permet pas de le quantifier parce qu’elle est tautologique : comment mesurer « l’utilisation intelligente des connaissances » ? Si vous vous intéressez au résultat, alors bien sûr que vous trouverez un fort lien avec la réussite économique : ce n’est que deux manières de nommer la même chose. Aussi les scientifiques basent leurs chiffres sur l’intelligence définie en tant que force. De même que sur le grand nombre on peut trouver une forte corrélation entre les forces du bras droit et du bras gauche chez les individus, au point qu’on pourrait parler d’une « Force générale », les chercheurs ont depuis plus d’un siècle remarqué qu’il existe chez les humains une très forte corrélation entre les différentes capacités cognitives, et que cette « Intelligence générale » (c’est le nom qu’ils lui ont donnée), qui est quantifiée par le célèbre QI (« Quotient Intellectuel »), explique environ la moitié des résultats aux différents tests (corrélation de 0,7). 

Et sur cette base les résultats sont révélateurs. Par exemple, Daniele (2013) a trouvé que la corrélation entre le QI moyen d’une nation (mesuré ou estimé) et son PIB s’est accrue régulièrement depuis 1500, passant de 0,11 à 0,81. Cela signifie précisément que de nos jours le QI moyen d’un pays (plus précisément : le QI seuil des top 5%) est le meilleur prédicteur de sa richesse, avant même toute question de politique économique. Or comme la richesse d’un pays est fortement corrélée avec énormément de critères considérés comme positifs (comme la durée de vie en bonne santé), nous nous retrouvons dans un monde où le QI est devenu le facteur le plus déterminant de la qualité de vie.

Et ce n’est pas près de changer : tous les chercheurs du domaine prévoient que l’importance du QI va continuer à augmenter, c’est-à-dire que la richesse des nations sera de plus en plus déterminée par le niveau cognitif de leur population. Cela signifie aussi que le monde de demain sera encore plus demandeur cognitivement qu’aujourd’hui, ce qui laissera beaucoup de monde sur le carreau, et provoquera donc des tensions. Le Billet Eco 9 avait bien proposé une solution (que les ordinateurs soient intelligents pour nous, tout comme les machines sont fortes physiquement pour nous), mais elle n’est pas encore implémentée. 

Philippe Gouillou 

PS : Un article beaucoup plus complet a été mis en ligne sur le site Douance : FAQ Capitalisme Cognitif.

Références : Base Eco 3 ; Billet Eco 9 ; Daniele (2013, doi:10.1016/j.socec.2013.06.005) ; Gouillou (2021) ; Rinderman (2018, ISBN: 978–1107651081)

Image : Wikipedia (modifiée)