Vous êtes une jeune et jolie starlette dont le premier film est un succès. Votre physique avantageux est (très) photogénique, aussi les médias vous arrachent. A chacun vous expliquez apporter quelque chose de réellement nouveau, qui correspond à ce que demande le public, et vous plaignez de l’inertie de la profession, encore dominée par des actrices anciennes qui ont fait leur temps. Puis les années passent. Vous avez maintenant derrière vous une carrière très réussie, vous êtes devenue une star. Vos rêves sont accomplis et tout irait pour le mieux s’il n’y avait pas quelques starlettes inexpérimentées n’ayant que le physique de leur jeunesse pour elles qui répètent dans tous les médias que vous avez fait votre temps. Alors vous profitez de votre notoriété pour courir les rédactions essayer de les remettre à leur place.
Vous êtes un jeune chef d’entreprise qui lance un nouveau produit révolutionnaire sur le marché. Aux journalistes qui vous interrogent, vous expliquez que votre innovation technologique met à bas tout ce qui existait jusqu’alors, que les autres entreprises ont fait leur temps. Puis les années passent. De startup, votre entreprise est devenue une multinationale importante. Vos anciens concurrents ont tous déposé le bilan ou presque, et beaucoup de leurs employés travaillent maintenant pour vous. Vos rêves sont accomplis et tout irait pour le mieux s’il n’y avait pas de jeunes startupers qui prétendent révolutionner le marché avec leurs innovations et affirment que vous avez fait votre temps. Alors vous profitez de votre influence pour courir les Ministères demander une régulation du marché.
Ces deux petites histoires sont parfaitement équivalentes, sauf sur un point essentiel. Tout d’abord, dans un cas comme dans l’autre, on ne peut rien vous reprocher : même si sur le long terme beaucoup verraient de l’hypocrisie, au présent vous ne faites que vous adapter aux circonstances. Mais c’est la manière dont vous le faites qui change tout. On peut se moquer sans risque de l’ex-starlette vieillissante qui se plaint de ne plus bénéficier des passe-droits de la jeunesse dont elle avait tellement profité, mais on ne peut le lui reprocher : elle ne change en rien notre vie, son histoire ne concerne qu’elle. Alors que la grande société qui va utiliser le pouvoir politique pour protéger ses intérêts aura elle un effet réellement destructeur sur nos vies.
De même qu’une ex-starlette aura à se défendre des plus jeunes si elle veut rester au top, de nombreuses entreprises seront confrontées à des évolutions du marché remettant en cause leur existence. Beaucoup chercheront à changer, à s’y adapter (elles le peuvent, contrairement à l’ex-starlette qui ne peut rajeunir), mais certaines seront parfois tentées d’essayer d’interdire ce qui les met en péril. Ce n’est pas nouveau, Frédéric Bastiat l’avait déjà montré en 1845 dans sa Pétition des fabricants de chandelles où ces derniers veulent interdire le soleil afin de sauvegarder leur marché, lequel est présenté pour l’occasion comme nécessaire à la richesse du pays. Quarante ans auparavant (1811–1816), Ned Ludd avait mené une révolte contre la mécanisation qui mettait en péril les tisserands. Pourtant dans ces deux cas, si l’histoire a bien fait quasiment disparaître ces métiers, elle en a fait naître d’autres plus importants encore, au bénéfice de tous.
Depuis Joseph Schumpeter (1883–1950), on appelle « Destruction créatrice » ce phénomène naturel de remplacement de certaines activités par d’autres, que ce soit par suite d’innovation, ou tout simplement de changement de mode. Une société qui performe aujourd’hui pourra être remplacée demain, c’est un processus normal. Mais si, bien sûr, il est parfois nécessaire d’accompagner les victimes de la destruction, toutes ne pouvant pas bénéficier de la création, sur le grand nombre ce phénomène est positif. Les tisserands ont presque tous disparus (il ne reste que le petit marché de l’artisanat traditionnel), mais le marché de l’habillement offre du travail à beaucoup plus de monde aujourd’hui qu’aux débuts du XIX° siècle. L’expression « Destruction créatrice » ne signifie pas qu’il faut détruire pour créer, mais que la destruction provoquée par certaines évolutions n’est pas nécessairement négative, bien au contraire.
La situation est cependant totalement différente quand une société en situation difficile a accès au pouvoir politique et peut utiliser celui-ci pour bloquer la concurrence (c’est le « Capitalisme de connivence » : voir Base Eco 4). Ce n’est hélas pas un cas rare : une bonne part de la censure actuelle qui s’abat sur Internet s’explique par la volonté d’ex-startups devenues dominantes de bloquer toute concurrence (Gouillou, 2019). Et les conséquences en sont parfois désastreuses : la diabolisation d’Internet pour sauver le Minitel à la fin des années 1990s a eu un impact majeur sur la disparition progressive de la langue française au profit de l’anglais (Gouillou, 2003).
Pratiquement toutes les technologies que nous utilisons aujourd’hui et qui sont essentielles pour nous ont entraîné, à leur apparition, la disparition d’autres devenues obsolètes. À chaque fois, le plus grand risque ne se situait pas au niveau des changements provoqués, mais à celui de la volonté de certains d‘empêcher leur développement.
Philippe Gouillou
Références : Base Eco 4 (Monaco Business News 72, octobre 2020) ; Bastiat (1845) ; Gouillou (2003, 2019)