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On appelle cela des hochets ! Eh bien ! c’est avec des hochets que l’on mène les hommes.
Napoléon BONAPARTE (1769–1821), Déclaration au Conseil d’État, 8 mai 1802

Les deux types de société

Même si La Genèse nous raconte cette période de transition, on ne comprend pas très bien pourquoi les humains ont abandonné le paradis chasseur-cueilleur pour se lancer dans l’enfer des contraintes quotidiennes de la vie agricole. Mais cette “plus grande erreur de l’histoire humaine” a tout changé, notamment sur le point qui nous concerne aujourd’hui. L’agriculture a en effet surtout apporté la nécessité de conserver, c’est-à-dire d’acquérir et de défendre sur le long terme, des ressources, différence suffisamment importante pour qu’on classe les sociétés selon qu’elles permettent, ou pas, cette accumulation.

Qu’ils aient été chasseur-cueilleur ou agriculteur, les humains de ces temps reculés ont toujours dû se nourrir tous les jours, seuls ceux qui y parvenaient suffisamment bien sont nos ancêtres, et nous portons leurs gènes. Cette capacité à contrôler les ressources qui permettent la vie et la reproduction est mesurée par ce qu’on appelle le statut : a un plus haut statut celui qui a plus de contrôle. Les moyens d’y parvenir seront bien sûr très différents dans les deux types de sociétés. Par exemple l’habileté à la chasse est beaucoup plus déterminante chez les chasseurs-cueilleurs, tandis que la quantité de ressources déjà accumulées, ce qu’on appelle la richesse, l’est beaucoup plus dans les sociétés agricoles, et plus encore depuis la Révolution Industrielle et les Trente Glorieuses. Mais ils présentent des points communs.

Dominance et Prestige

Le premier moyen d’obtenir du statut, quel que soit le type de société, est d’être le dominant. Les sociétés humaines sont moins hiérarchisées que certaines sociétés animales (et elles autorisent plusieurs hiérarchies indépendantes), mais le sont quand même beaucoup restées. Comme la dominance se définit comme la capacité à gagner dans un échange asymétrique, c’est-à-dire où il y a quelque chose à perdre, il apparaît évident que le dominant atteindra un plus haut statut. La dominance est très marquée culturellement, au point qu’on peut considérer que les critères de dominance suffisent à définir une culture (voir Lettre Neuromonaco 39). Par exemple, le dominant d’un groupe de scientifiques ne le sera probablement plus s’il est transféré là où c’est le succès au trafic de drogue qui importe.

Mais le statut ne se limite pas à la dominance, une autre stratégie est possible : on peut être de haut statut sans dominer qui que ce soit. Le statut ne dépend pas en effet que de la dominance, mais aussi du prestige. La difficulté est que ce dernier dépend du jugement libre des autres... qui est encore plus dur à obtenir. Comment faire ?

C’est bien sûr plus facile pour une personne qui est déjà en position dominante : elle peut manipuler l’environnement (c’est la Règle d’or : Qui possède l’or impose les règles) pour faire croire qu’elle a du prestige. Elle peut par exemple faire croire que sa situation est en elle-même prestigieuse, voire s’attribuer ou obtenir des signes officiels de prestige : des “hochets” (titres, médailles, et prix honorifiques).

Mais tout n’est pas perdu pour les autres : le prestige peut aussi être totalement indépendant de la dominance. Bien sûr, contrairement à ce qu’essaie de faire croire la publicité, l’achat de produits dits “de prestige” n’aide pas, mais le comportement a lui une importance majeure. Halevy et al. (2005) ont ainsi déterminé que la générosité au bénéfice des membres de son groupe augmente le prestige et diminue la dominance, l’égoïsme ayant les effets diamétralement opposés, tandis que la générosité envers des extérieurs au groupe réduit les deux (voir Lettre Neuromonaco 5).

Les temps modernes

De nos jours le statut s’obtient principalement, directement ou indirectement (via le salaire), par l’emploi, c’est-à-dire la position dans la hiérarchie de l’entreprise. Au niveau anthropologique, c’est une nouveauté : Michael Anthony Woodley of Menie, Yr. (2019) situe au XIXe siècle le remplacement de l’élite cognitive par l’élite entrepreneuriale. Une des conséquences de cette évolution est la plus grande importance relative de la dominance sur le prestige, ce qui déprimera tous ceux qui ne se sentent pas d’être égoïstes avec leurs proches : les gentils finissent-ils toujours derniers ? En fait, non. Comme l’illustre le graphique ci-dessus, si on trouve bien surtout des gentils en bas de la hiérarchie, qui sont écrasés par des dominants, la situation s’inverse tout en haut : aux niveaux les plus élevés, c’est surtout le prestige qui compte.

Philippe Gouillou

Références : Lettres Neuromonaco 5 et 39 ; Halevy & al. (2005, doi:10.1037/a0025515) ; Woodley of Menie, Yr. (2019, doi:10.3390/psych1010015, traduction sur Douance)