En France, la marque de vêtements Abercrombie & Fitch a utilisé un truc marketing très efficace : des gardes ont interdit l’entrée de leurs boutiques à ceux qu’ils ne jugeaient pas assez beaux. Tout de suite le buzz a pris, les jeunes se sont précipités dans les boutiques pour essayer d’y entrer, ceux qui le pouvaient achetaient ce qui était maintenant des preuves de beauté, et un marché de revente s’est développé. La suite était écrite : des femmes ont été outrées, la justice est intervenue, elle a interdit cette “discrimination”, et le PDG a dû s’excuser. Légalement cette action ne pouvait qu’être condamnée (la loi française interdit le refus de vente, sauf dans des cas très particuliers), il en aurait été de même s’ils avaient choisi comme critère la longueur des cheveux ou l’âge. Mais est-ce ce qu’on entend par “discrimination” ?
La discrimination (latin “discriminis” : séparation) est définie comme le fait d’exclure une personne sur des critères non pertinents et s’oppose donc à l’égalité en droits. Au niveau légal, cela se traduit généralement par une liste de critères interdits dans tous les cas, sauf exception ou population privilégiée (“discrimination positive”). Il y a bien sûr des pressions pour déterminer ce qui, ou non, doit apparaître dans cette liste, et comment elle doit être appliquée (un recruteur qui demande au candidat son salaire précédent et adapte son offre en fonction fait-il de la discrimination sur la richesse ?), mais la définition légale reste relativement claire. Et il faut noter que toutes ces interdictions et obligations ne concernent pas encore la vie privée.
Mais plus généralement, comment déterminer si un critère est, ou non, pertinent ?
On peut tout d’abord remarquer que quelle que soit la définition qu’on donne à la pertinence (hormis celle ci-dessus légale), fonder une décision sur des critères non pertinents risque de provoquer des conséquences négatives, c’est-à-dire que celui qui discrimine se punit lui-même, et cela même si le décideur croyait que le critère était pertinent. C’est notamment le cas si le critère utilisé est l’appartenance à un groupe : nous avons déjà montré Base Éco 17 qu’il faut une très forte différence de moyenne entre deux populations pour que l’appartenance à une ou l’autre apporte suffisamment d’information sur un individu, et même alors celle-ci ne sera jamais totalement certaine (une caractéristique ne fait pas une identité : Billet Éco 24). Même si les stéréotypes sont généralement vrais (Neuromonaco 32), chacun a intérêt à se rappeler que la vraie vie n’est pas comme les films, le méchant n’y est pas systématiquement le plus blond (Evoweb, 2007).
Pourtant, quel que soit le sens qu’on lui donne, nous passons notre vie à discriminer. Non seulement la plupart de nos heuristiques sont basées sur des généralisations non fondées (nous avons du mal à appliquer consciemment le raisonnement bayésien : Base Éco 12) mais en plus nous souffrons de nombreux biais. C’est particulièrement net lors de nos achats quotidiens : entre deux produits identiques la préférence de chacun dépendra grandement de critères n’ayant strictement aucun lien avec l’achat, critères qui ne peuvent donc pas être pertinents. Par exemple Trampe et al. (2010) ont trouvé qu’un produit est valorisé plus cher s’il a été vu touché par une personne du sexe opposé attirante physiquement. C’est l’Effet Halo (Neuromonaco 37) exploité par toute la publicité pour nous pousser à la discrimination.
Pire, non seulement nous discriminons mais nous ne pourrions pas faire autrement et cela ne peut nous être reproché : on ne peut quasiment jamais déterminer la pertinence d’un critère de choix. Une voiture peut présenter exactement les mêmes critères objectifs qu’une autre (taille, puissance, consommation, etc.) et pourtant vous en préférez une. Une madeleine n’a pas le même goût pour vous que pour Marcel Proust, parce qu’elle n’évoque pas les mêmes souvenirs. Chacun de nos choix dépend de multiples critères qui nous sont personnels, qui font qui nous sommes. Comment pourrait-on dire que le fait qu’une star ait porté un habit plutôt qu’un autre est un critère non pertinent d’achat si ce fait suffit à rendre heureux le client qui l’achète ? Peut-on reprocher à Abercrombie & Fitch d’avoir augmenté le bonheur de celles et ceux qu’il a acceptés ?
La lutte contre les discriminations dans des contextes bien précisés est un choix politique que chaque pays définira comme il le souhaite. Mais au niveau individuel il est important de se rappeler que nous passons tous notre vie à discriminer et que c’est une composante essentielle de notre liberté.
Philippe Gouillou
Image : « Hommes : torse nu, pas de service ; Femmes : torse nu, boissons gratuites ». Auteur inconnu.
Références : Bases Éco 12 (MBN 76, Oct. 2021), 17 (MBN 78, avril 2022) ; Billet Éco 24 (MBN 68, Oct. 2019) ; Evoweb (16 avril 2007) ; Neuromonaco 32 (5 juil. 2012), 37 (3 sept. 2012) ; Trampe et al. (2010, doi : 10.1002/mar.20375)