« Les partisans de l’égalité commencent toujours par établir des catégories, puis ils se mettent dans la première.»
Jacques Boucher de Perthes (1788-1868)
Vous avez réussi, et ça n'a pas été facile. Pour créer votre entreprise, vous aviez du fortement vous endetter, et même si officiellement vous êtes sous forme de « Responsabilité limitée », c’est-à-dire sensément protégé, vous aviez dû mettre en gage tout ce que vous possédiez. Et tout de suite, avant même d'avoir fait la première vente, vous aviez été assommé par des charges sociales et fiscales délirantes, « c'est pour que vous ayez moins à payer plus tard quand vous ferez du chiffre d'affaires », vous avait-on expliqué. Pendant des années vous aviez mal dormi, réveillé chaque nuit par l'angoisse du lendemain, par la crainte de tout perdre, la peur de finir à la rue. Les vautours vous tournaient autour et vous les sentiez prêts à vous dépecer. Aux moments les plus difficiles, le vide s'était fait autour de vous et vous subissiez le mépris de ceux qui vous voyaient ruiné. Mais, heureusement, après toutes ces difficultés, vous avez réussi à vous construire une trésorerie suffisante, et maintenant, enfin, vous pouvez tranquillement lire votre journal en sirotant un café.
Celui d'aujourd'hui fait justement sa Une sur les entreprises : celles-ci ont un « rôle social » affirment de nombreux politiciens. Vous vous sentez flatté, c'est enfin la reconnaissance des efforts que vous avez fait et des risques que vous avez pris. Bien sûr que votre entreprise permet à de nombreuses personnes de bien vivre, et on pourrait même dire qu'elle a sauvé la vallée de l'exode rural. Ce n'était pas votre objectif au départ, en fait vous n'aviez jamais espéré arriver à un tel niveau, peut-être une autre entreprise aurait pu réussir à votre place, mais tel est bien le résultat, et il est positif. Vous êtes fier que votre entreprise continue de gagner de l'argent pour le bien de vos voisins et amis. Qu'on appelle cela « rôle social » vous paraît une jolie manière de le dire, c'est un terme que vous allez pouvoir répéter aux journalistes.
Mais, jour après jour, la presse continue d'insister sur ce côté social, et vous remarquez un glissement de sens bizarre. On est de moins en moins dans la _des_cription d'un état de fait, mais de plus en plus dans la _pre_scription. Le Ministre de l'Économie va jusqu'à dire que votre but n'aurait pas dû être de gagner de l'argent, mais de remplir ce « rôle social » qui est de moins en moins défini. Et ça semble rentrer dans les mœurs : les mêmes qui vous méprisaient quand vous étiez pauvre reviennent maintenant vous harceler sur la « solidarité ». Vous décidez de creuser le sujet.
Au début vous ne comprenez vraiment pas ce que signifie « justice sociale » ou « sociétale » comme on l’écrit de plus en plus. Vous n'avez jamais forcé la moindre vente, si vos clients vous ont acheté vos produits, c'est parce qu'ils les préféraient au prix que vous demandiez, en d'autres termes qu'ils gagnaient à acheter vos produits. Stricto senso, vous enrichissez autant les autres que vous-même. C'est parfois évident, comme pour ce client qui applique un coefficient multiplicateur de cinq à vos produits, mais même pour tous les autres, ils ne vous auraient pas acheté sinon. Et il en est de même du côté de vos salariés. Dès le début, vous aviez décidé de les payer plus que le prix moyen du marché, et cela vous a toujours été très utile : travailler chez vous est très recherché, et vous ne rencontrez jamais de difficulté à recruter une compétence. Si tellement de personnes vous envoient à vous des candidatures spontanées, y compris ceux travaillant chez vos concurrents, c'est bien que vous ne les forcez pas, non ? Où est l'injustice sociale dans tout ça ?
Mais non, le sujet occupe de plus en plus les journaux, le Ministre en a fait son grand sujet, il annonce que vous n'y couperez pas, alors même que vous êtes de plus en plus perplexe. A la limite vous pouvez imaginer que Google, Facebook, et Twitter ont un rôle social, quoi que cela veuille signifier, voire politique puisqu'ils censurent les opinions et les faits qui leur déplaisent, mais pour vous qui êtes dans l'industrie ? Votre produit remplit bien ce qui est attendu de lui, c'est tout ce qu'on lui demande, c'est pour cela qu'on vous paie, et c'est pour cela que vous payez vos employés.
Enfin vous comprenez. Vous voyez de plus en plus de dirigeants de grandes entreprises qui font du signalement de vertu en affirmant leur « engagement pour un monde meilleur », et qui promettent de donner une partie de leurs bénéfices non pas à d'autres entreprises ni à leurs employés, ni même à des œuvres sociales, mais à des associations bien notées par le Ministre. Ces associations mêmes qui communiquent à grands frais pour imposer un « but social » aux entreprises. La boucle est bouclée.
Pour la première fois, vous êtes saisi d'un grand découragement. Vous savez ce qui va se passer, vous savez comment les choses vont évoluer. Il y aura bien sûr de nouvelles taxes, et il vous sera en plus « conseillé » de soutenir financièrement une association ou une autre, bien choisie parmi celles qu'il faut. Il vous faudra en permanence communiquer sur les actions que vous mettez en place pour respecter les nouveaux diktats, en permanence signaler votre soumission aux nouveaux protégés du pouvoir. Mais même cela ne suffira pas, vous le savez. Un jour ou l'autre, des enquêteurs viendront vérifier que vous avez toujours embauché les « bonnes » personnes, que votre environnement de travail met bien en avant le respect des nouvelles règles, que des formations sont mises en place pour « sensibiliser » les employés, etc. Bien sûr vous aurez une amende, puis d'autres. Vous devrez probablement aller faire des aveux publics à la télévision.
Vous croyiez avoir réussi. Après tant d'efforts et de sacrifices, votre entreprise a une bonne réputation, est solide, et fait vivre de nombreuses familles. Après tant de mépris, vous pensiez pouvoir maintenant lever la tête et vivre une vie tranquille. Vous aviez rempli tous vos objectifs, et pour vous gagner de l'argent honnêtement, c'est-à-dire par échange libre avec les autres, était le plus important. Mais ce qui était le rôle de l'entreprise dans un monde libre ne l'est plus dans celui dictatorial qui vient.