Votre navire s'est échoué et vous êtes quelques dizaines à vous retrouver perdus sur une ile déserte. Votre situation n'est pas catastrophique, l'ile est accueillante et vous offre tout ce qu'il faut pour bien vivre. Mais pour cela il va vous falloir travailler, vous organiser, c’est-à-dire créer une économie locale. Comme vous venez avec votre culture et vos connaissances, vous savez qu'il vous faut multiplier les échanges, et pour cela créer au plus vite une monnaie. Mais voilà, quel support choisir ? Comme vous ne pouvez pas fondre des minerais ni même imprimer des billets, devez-vous choisir les coquillages rouges qui se trouvent en très grande quantité sur les plages, ou les bleus nettement plus rares ? Votre problème est le suivant : si vous choisissez les premiers, tout le monde aura beaucoup de monnaie, et pourra même en avoir plus en en ramassant d'autres. Si vous choisissez les seconds, chacun se sentira beaucoup plus pauvre, mais en même temps donnera plus d'importance à la monnaie. Que faire ?

Vous réfléchissez rapidement. Tout de suite, vous comprenez que, quel que soit votre choix, vos coquillages n'auront de la valeur en tant que monnaie que si les autres acceptent d'échanger avec eux des produits ou des services. La monnaie n'a pas de valeur en elle-même, c'est l'échange qui la crée. Or, si vous choisissez les rouges, faciles à trouver, personne n'en voudra : il n'y aura pas de volonté d'échange. Et même si vous parvenez à les ramasser tous, c’est-à-dire à empêcher d'en trouver de nouveaux, leur nombre est tel que chacun n'aura que peu de valeur, vous aurez du mal à convaincre la population de les utiliser comme monnaie. Pire : il suffirait qu'il y ait un échouage de ces coquillages pour qu'aussitôt leur valeur se voit diminuer d'autant, c'est ce qui était arrivé à l'or en Espagne après la conquête de l'Amérique du Sud. Vous devez donc choisir les bleus.

Finalement, après quelques années de robinsonnage, vous avez été sauvé. Vous avez maintenant retrouvé votre vie normale, et êtes de nouveau confronté à des problèmes normaux. Celui qui vous préoccupe aujourd'hui est le suivant : vous hésitez à acheter maintenant, ou pas, un produit cher qui vous serait bien utile. Le problème est que vous savez que son prix sera divisé par deux si vous patientez seulement 18 mois. Que devez-vous faire ?

Vous prenez votre calculatrice et trouvez rapidement qu'une division par deux en 18 mois correspond à un taux d'intérêt négatif de 3,78% par mois. C'est énorme, vous n'emprunteriez jamais à un tel taux. Attendre est donc la solution qui s'impose. Mais vous savez qu'il existe une industrie qui réussit dans ces conditions, à ce taux précis, et cela depuis 70 ans, et qu'elle est même devenue l'une des plus importantes au monde, au point que le nom d'une Loi a été donnée à ce fameux taux mensuel de -3,78% (Loi de Moore). Cela signifie que beaucoup préfèrent acheter maintenant plutôt que de gagner en attendant. Pourquoi ?

Ces deux petites histoires se rapportent aux deux versants d'un phénomène qui fait couler l'encre : l'inflation (et donc la déflation pour la deuxième histoire).

Depuis la fin du XIX° siècle (voir Josef Šíma, 2015) , l'inflation correspond à la hausse des prix et à la perte de valeur de la monnaie (première histoire) et son négatif la déflation à la baisse des prix (deuxième histoire). Mais ce n'est pas le sens originel des termes : stricto senso l'inflation et la déflation ne mesurent que respectivement la hausse et la baisse de la masse monétaire, pas la variation des prix, même si celle-ci en est une conséquence habituelle. Il peut y avoir inflation et baisse des prix en même temps : il suffit par exemple qu'il y ait suffisamment plus de produits à vendre, ou que l'argent supplémentaire ne soit qu'épargné, ou qu'il soit concentré chez une petite fraction de la population. En pratique, cependant, la hausse de la masse monétaire (inflation) s'accompagne souvent d'une hausse des prix, au point parfois de bloquer toute la croissance (« stagflation »).

Ce glissement de sens, qui impose de fonder ses analyses économiques (pire encore : ses politiques) sur la variation des prix pose de nombreuses difficultés qui entraînent des conséquences désastreuses. Tout d’abord, il est impossible de mesurer solidement cette variation : les habitudes de chacun sont trop diverses pour qu’une simple moyenne puisse être valide. Ensuite, la méthode de calcul retenue ouvre la porte à des manipulations. Par exemple Philippe Herlin (2018) remarque que l’INSEE ne donne qu’un poids de 6% au logement dans le panier moyen de la ménagère, au lieu de presque 18% en réalité (Herlin, 2020). Et en reprenant ces bases de calcul, il a pu calculer que les Français ont en réalité perdu 35% de pouvoir d'achat entre 1981 et 2018, chiffre proche de celui qu’Olivier Piacentini (2020) avait trouvé à partir du simple différentiel entre la croissance et le déficit (31%). On est très loin des chiffres officiels : l'appauvrissement n'est pas qu'un « sentiment ». C’est logique : les politiques économiques ont le plus souvent pour objectif de « lutter contre la déflation », alors même que l’inflation a pour effet mécanique d’enrichir les riches et d’appauvrir les pauvres (Guido Hülsmann, 2008).

Pour la plupart, nous ne prévoyons pas d’échouer sur une ile déserte, et sommes même prêts à acheter un ordinateur quand nous en avons besoin, sans trop nous torturer le cerveau. Ce glissement de sens d’un concept économique peut nous apparaître comme très éloigné de nos préoccupations. Mais, à l'heure où on parle de plus en plus d’un « Revenu de Base Universel » (UBI), qui va directement créer les problèmes expliqués Base Éco 2, la question de l’inflation va prendre une importance pratique essentielle : elle déterminera la vie que nous pourrons mener les prochaines décennies.

Philippe Gouillou

Références : Bases Éco 1, 2, et 5 ; Herlin, P. (2018 ; 2020) ; Piacentini, O. (2020) ; Šíma, J. (2015) ; Guido Hülsmann, J. (2008).

Image : JEEP Island par Motoki Kurabayashi. Licence CC-BY

Références