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Á votre travail une procédure vous prend toujours énormément de temps. La considérant comme une perte de productivité injustifiable, vous investissez pour l’automatiser et c’est un succès : vous gagnez une heure par jour. En profiterez-vous pour aller à la plage ? Pour passer plus de temps avec votre famille ? Avoir une vie moins stressante ? Non : tout de suite de nouvelles tâches à réaliser viennent accaparer cette heure gagnée. Un peu dépité, vous cherchez à vous rassurer. Au moins, cette automatisation vous place en situation avantageuse face à vos concurrents : vous pouvez maintenant offrir plus pour le même prix, c’est la fortune assurée ! Hélas, vous vous apercevez qu’eux aussi ont réalisé la même automatisation, tout ce que vous avez fait est de vous mettre à leur niveau. En d’autres termes : c’est le niveau de la compétition qui a augmenté, pas votre position au sein de celle-ci.

Désespéré, vous cherchez à comprendre. Vous découvrez très vite que ce phénomène est tellement général qu’il porte un nom : Leigh van Valen (1973)1 l’a appelé “Course de la Reine Rouge2 en référence au roman de Lewis Carroll3 où Alice doit courir pour rester sur place, et courir deux fois plus vite pour avancer. Et il s’agit d’un phénomène qui se retrouve dans tous les domaines : de la course aux armements à la biologie évolutionniste où il peut même mener à un emballement4 mettant en péril la survie des organismes.

Heureusement, une toute nouvelle innovation va vous permettre d’enfin sortir par le haut de cette compétition permanente. Celle-ci est tellement extraordinaire qu’on vous annonce qu’elle va tout révolutionner, et même remplacer la plupart des emplois. Beaucoup parlent de “Jobocalypse5 tellement les transformations promises vont être “disruptives”. Certes, tous les experts ne sont pas d’accord entre eux, et cette révolution prendra plusieurs années à se mettre en place, mais déjà vous pouvez créer des automatisations d’une efficacité que vous n’auriez jamais cru possible. Vous formez donc votre personnel et l’incitez à utiliser au plus vite cette innovation. Immédiatement, vous répondez plus vite et mieux à vos clients, vos produits sont de meilleure qualité, et tout cela sans augmentation de coût. Votre productivité a fait un bond en avant ! Mais, aussi extraordinaire qu’elle soit, cette innovation n’a en rien changé votre situation relative : vos concurrents ont fait exactement comme vous, leurs produits et services à eux aussi sont meilleurs. C’est juste que pour rester à leur niveau, vous avez dû courir quatre fois plus vite.

La question de la jobocalypse préoccupe beaucoup les économistes : que feront les humains quand les robots seront plus intelligents, plus fiables, et plus adroits qu’eux ? Personne n’est capable de le prédire, et la seule solution proposée est encore celle du Revenu Universel (UBI)6. Mais nous n’en sommes pas encore là, et l’Intelligence Artificielle (IA) est actuellement une aide incroyablement efficace qui nous permet d’augmenter notre productivité. Pourtant, comme le montrent les petites histoires ci-dessus, le gain de productivité ne bénéficiera ni aux employés ni aux employeurs, mais sera quasi complètement accaparé par la concurrence.

Et c’est bien ce que confirme une nouvelle étude7 : “Les chatbots d’IA n’ont pas eu d’impact significatif sur les revenus ou les heures enregistrées dans toutes les professions, avec des intervalles de confiance excluant des effets supérieurs à 1 %. Des gains de productivité modestes (gain de temps moyen de 3 %), combinés à une faible répercussion des salaires, contribuent à expliquer ces effets limités sur le marché du travail.

Il y a 100-150 ans, certains croyaient qu’avec la montée en puissance de l’industrialisation, l’homme du XXIe siècle n’aurait plus à travailler, ou alors seulement 2 heures par jour, juste pour surveiller les machines, pour ceux qui n’avaient pas imaginé que des machines puissent se surveiller elles-mêmes. Toutes ces prédictions ont très mal vieilli, le découplage entre la productivité et les gains pour les actifs n’est pas un phénomène nouveau : en France MoneyRadar8 indique que : “entre 1995 et 2013, la productivité a augmenté de +30 % alors que les salaires médians n’ont progressé que de +16 %” et aux USA ce découplage apparaît depuis le début des années 19709. Et si beaucoup accusent la financiarisation de l’économie provoquée par la fin de la convertibilité du dollar en or en 1971, tous les économistes ne sont pas d’accord et certains pensent même que la causalité est dans l’autre sens10.

Il apparaît donc que, au moins dans un premier temps, l’IA ne fera que poursuivre une évolution qui date de plus de 50 ans. Et il est à craindre que la jobocalypse soit plus distante qu’on le croit : il nous faudra bientôt courir huit fois plus vite.

Philippe Gouillou

Image : De l’autre côté du miroir – Lewis Carroll